CHAPITRE 15
Qui interprète les prescriptions
divines?
Les Lois votées ou promulguées par les hommes, en usant de leur
compétence intellectuelle, et dans le but de répondre à un besoin de la
société, ne peuvent pas se passer, quand elles entrent dans la phase
d'application ou d'exécution, de personnes qualifiées pour les
interpréter. Ceci est valable égalemant pour les lois islamiques qui
s'appuient sur la révélation et la sunna du Prophète de
l'islam.
Le Coran Sacré qui est la première source de tout effort . juridique en
islam, contient certains versets dont le sens ne se laisse pas cerner
immédiatement, qui manquent de clarté ou qui ne permettent pas de trancher
définitivement C'est ce qui rend nécessaire et indispensable la science de
l'exégèse coranique (Tafsîr). D'autre part, 4e coran se contente
parfois de donner une orientation générale, et ne détaille pas toutes les
prescriptions relatives à un domaine juridique donné. Il se contente
d'énoncer le ou les principes qui régissent, laissant celui qui veut en
savoir plus, libre de déployer son effort ou de rester sur sa faim.
Il y a souvent divergence d'opinion sur le sens des versets du Coran ou
de la tradition prophétique; cela entraîne un éventail parfois très large
d'interprétations d'un même verset, ce qui souvent cause bien évidemment
le risque de déviation par rapport à la norme générale où à l'esprit de
l'islam, en particulier lorsque le commentateur ne sait pas se fixer une
limite dans son travail. Tout cela, lorsqu'il s'agit de commentateurs
bien intentionnés. Les choses se compliquent et s'aggravent
dangereusement lorsque le ou les commentateurs se mettent au service de
gouvernants qui n'ont guère le souci de la sauvegarde et du respect de la
religion, mais qui cherchent seulement à donner à leur pouvoir une
apparence de légalité islamique. Que faire devant tant de
difficultés? Le chiisme enseigne que la fonction principale de l'imam
est d'être le commentateur autorisé et infaillible du Coran et de la
tradition prophétique; il exerce cette fonction non pas par élection
humaine, mais par désignation divine; ce qui en fait l'héritier du
Prophète.
Cela répond à la première difficulté aporique: Comment des hommes
ordinaires seraient-ils capables de comprende tous les sens d'un discours
divin révélé à un homme -extraordinarie- comme le Prophète de
l'islam? De son vivant le Prophète tranchait entre les interprétations
divergentes d'un verset Mais après lui, fallait-il accréditer toutes les
oplnions?
Les musulmans auraient par conséquent évité bien des écueils s'ils
s'étaient rapportés dès le début aux imams qui auraient éclairci pour eux
toutes les difficultés, en leur énonçant des prescriptions directement
exécutables. Car, si le Prophète a reçu toute la révélation coranique, il
ne vécut malheureusement pas suffisamment longtemps pour répondre à toutes
les questions que les musulmans allaient se poser après lui. Seul un
homme ayant un appui divin pouvait accomplir cette mission. Tout autre
successeur du Prophète qui ne remplirait pas cette condition ne ferait
qu'inaugurer l'entrée de la société dans la phase de décadence.
On ne peut approcher le Coran qu'en ayant à l'esprit que l'on est
devant un texte divin, que notre compréhension -à supposer qu'elle soit
juste- n'en épuise pas les sens, et qu'il existe un homme, en l'occurence
l'imam -après le Prophète- qui en détient le sens ultime. Une autre
attitude risquerait de conduire à l'égarement.
*
L'imam Ja'far al-Sâdeq (le sixième imam des chiites) fut le promoteur
de la plus grande université islamique de son temps. Il forma un très
grand nombre d'ulémas, chargés eux-mêmes d'enseigner au peuple les règles
de la vraie religion et de combattre les effets néfastes des innovations
mensongères introduites par la dynastie omeyyade.
*
Un jour, alors qu'il se trouvait en compagnie de certains de ses
disciples, l'imam Sâdeq demanda à Hichâm ibn al-Hakam de lui faire le
récit de sa rencontre avec Amrou ibn Ubayd.
Hichâm ibn al-Hakam répondit: -"Ô fils de l'Envoyé de Dieu, je te
vénère trop et j'éprouve trop de honte pour oser parler en ta présence!"
L'imam lui dit: -"Lorsque je vous ordonne quelque chose, agissez
conformément à cela. Raconte-moi ce qui s'est passé." Et Hichâm
raconta ce qui suit: "Je fus informé au sujet de l'enseignement de
Amrou ibn Ubayd, et j'appris aussi qu'il tenait école à la mosquée de
Bassora. Cela me parut une bonne occasion. Je résolus d'aller le voir, et
je rentrais dans Bassora un vendredi. Je me rendis à la mosquée, et je me
trouvai devant un grand nombre d'auditeurs faisant cercle autour de Amrou
ibn Ubayd.
Je cherchai place parmi les gens, et je m'assis à genou dans le dernier
rang, puis je dis: -Ô Savant homme! Je suis un étranger; me permets-tu
de t'interroger? Il dit: "Oui." Je lui dis: "As-tu des yeux?" Il me
dit: "Mon fils, quelle question est-ce là? Comment m'interroges-tu au
sujet de ce que tu vois par toi-même? Je lui dis: "Ma question est
ainsi." Il me dit: "Mon fils, interroge-moi, même si ta question est
idiote."
-Réponds-moi alors. - Interroge. - As-tu des yeux? - Oui. -
A quoi te servent-ils? - A voir les personnes, et à distinguer les
couleurs. - As-tu un nez? - Oui. - A quoi te sert-il? - A
sentir les odeurs. - As-tu une bouche? - Oui. - A quoi te
sert-elle? - A goûter. - As-tu des oreilles? - Oui. - A quoi
te servent-elles? - A entendre les sons. - As-tu un coeur? -
Oui. - A quoi te sert-il? - A distinguer entre tout ce qui se
produit dans les organes et les sens. - La possession de tous ces
organes dispense-t-elle du coeur? - Non. - Comment cela? ne sont-ils
pas sains! - Mon fils, quand les organes des sens ont un doute au sujet
de ce qu'ils aperçoivent comme odeur, son, goût ou vision d'une chose, ils
la rapportent au coeur qui la confirme ou qui lève le doute à son sujet Je
lui dis: "Dieu donc a établi le coeur à cause du doute inhérent aux
organes." Il me dit: "Oui." - Le coeur est donc indipensable. Faute
de quoi les organes ne seraient jamais sÛrs de quoi que ce soit? -
Oui. - Ô Abou Marwân, Dieu n'a pas laissé tes organes des sens sans
leur instaurer un imam (directeur) qui leur confirme la bonne perception
et leur corrige la perception douteuse. Comment veux-tu que Dieu -qui a
fait cela- puisse abandonner toute la création dans le doute, la
perplexité, et la division, sans lui désigner un imam auquel elle puisse
se rapporter pour surmonter ses incertitudes?"
Hichâm continua ainsi: "Ibn Ubayd se tut, et ne me dit rien. Puis se
tournant vers moi, il me dit: "Tu dois être Hichâm ibn al-Hakam!" -
Non! - Alors tu es de ses disciples? -Non! - D'où es-tu
alors? - Des gens de Koufa. - Alors, tu es Hichâm ibn al-Hakam."
Hichâm dit: "Il me serra alors contre lui, et me fit asseoir à sa
place..." L'imam Ja'far sourit du récit de Hichâm ibn al-Hakam. Il dit à
ce dernier: - Qui t'a appris tout cela? - C'est quelque chose que
j'ai appris chez toi et que j'ai recomposé.
L'imam lui dit: "Par Dieu, cela est écrit dans les feuillets
d'Abraham et de Moïse."127
*
Après la disparition de l'Envoyé de Dieu, les imams immaculés ont agi
en faveur de la diffusion des enseignements du Coran, dans toute la mesure
des possibilités qui leur furent offertes, selon les différentes
circonstances, souvent tumultueuses, qui ont prévalu dans la société
musulmane, au cours des trois premiers siècles de son histoire. Ils ont
enseigné aux musulmans comment exécuter correctement les commandements de
l'islam; cet enseignement-se faisait par la parole et par
l'exemple. C'est grâce aux efforts et au dévouement des gens de la
Maison du Prophète que nous disposons aujourd'hui d'un patrimoine d'une
richesse inestimable et d'une source intarissable pour résoudre les
différents problèmes qu'affronte toute société. Et ce trésor fournit sa
propre argumentation, ses propres critères.
Car, chacun le sait, les califes -qui se sont permis de prendre en
charge la direction de la communauté musulmane après la mort du Prophète-
n'étaient pas très instruits et leurs connaissances étaient très limitées,
surtout en matière des prescriptions de l'islam. Pour illustrer le
degré de leur savoir, citons des exemples: Les compilations des
traditions prophétiques ne conti ennent pas plus de quatre-vingts
traditions rapportées par le premier calife.128
Al-Nawawi dit dans son livre al-Tahdhîb: "Abou Bakr a rapporté
cent-quarante-deux traditions du Prophète; al-Suyâti en a mentionné
cent-quarante dans son Histoire des Califes, et Boukhâri n'en rapporte que
vingt deux."129 Abou Bakr, le chef religieux qui se devait d'être le
sauveur de la Communauté de tout péril et qui devait résoudre toutes les
difficultés religieuses ou autres, avait une culture d'un niveau tel qu'il
éprouva la besoin de consulter un homme corrompu et égaré, al-Mughira ibn
Chu'ba, au sujet de l'héritage de la grand-mère.130
Lui-même reconnut publiquement son ignorance disant: "J'ai été
désigné comme votre chef, alors que je ne suis pas le meilleur d'entre
vous. Si je fais bien, aidez-moi. Si je fais mal, corrigez-moi...
Obéissez-moi tant que j'obéirai à Dieu et à Son Envoyé; et si je désobéis
à Dieu et à Son Envoyé, vous ne me devrez plus obéissance." 131 Quant
à Omar, on ne rapporte de lui qu'une cinquantaine de traditions reconnues
authentiques, comme l'a montré Ibn Hazm.132
Dans les rapports de certains compilateurs des traditions prophétiques
nous rencontrons des faits relatant le peu de connaissance du deuxième
calife, en matière des prescriptions religieuses. Des cas où il a donné
des ordres en contravention avec ceux du Coran.133
Citons cet évènement rapporté par al-Bayhaqî dans son livre al-Sunan
al-Kubrâ: "Al-Chaabi a dit: Omar fit un sermon aux gens, et après
avoir rendu grâce à Dieu, dit: "Ne soyez pas excessifs dans le montant de
la dot que vous donnerez à vos épouses. Si j'apprends que l'un de vous a
donné ou a reçu plus du montant de la dot que donna le Prophète, j'en
prélèverai le surplus et le verserai au Trésor Public."
Quand il descendit de la chaire, il fut interpelé par une femme de la
tribu de Qoraych: "Ô Emir des croyants, le Livre de Dieu est-il plus digne
d'être suivi ou ta parole?" Omar répondit: "Le livre de Dieu, plutôt.
Pourquoi cela?" La femme dit: "Tu viens d'interdire aux gens de verser
des dots trop grosses, alors que Dieu dit dans Son Livre: "Et si vous
avez donné en dot à une d'entre elles (les femmes) Un quintal 134, n'en
reprenez rien." 135 Cela dit, le deuxième calife remonta sur la chaire
et répéta deux ou trois fois cette phrase: "Que Dieu veuille me
pardonner. tout le monde est plus versé en droit que Omar!."136
Quant à Othmân le troisième calife, il n'a été rapporté de lui que cinq
traditions dans le Sahîh de Muslim et neuf autres dans le Sahîh de
Boukhâri.137
*
Est-il convenable, peut-on s'interroger, de confier les rênes du
pouvoir à des hommes dépourvus de science en matière
religieuse? Comment des hommes qui témoignent de leur propre ignorance
peuvent-ils être des garants de la bonne exécution de la doctrine sociale
et politique de l'Islam; comment peuvent-ils en être les imams et les
dirigeants? Peut-on admettre que Dieu qui a nourri cette communauté par
la révélation coranique, puisse l'abandonner à elle-même et ne pas lui
recommander des hommes compétents pour la maintenir sur la droite ligne et
l'orientation indiquée par la Révélation?
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