CHAPITRE 14
L'Imamat une nécessité
rationnelle
De par sa nature même, l'homme aspire à la perfection. Même si,
comme c'est souvent le cas, il n'en a pas conscience, la trajectoire de sa
vie finit toujours par lui montrer que le chemin parcouru l'a amélioré
plus ou moins. Et quand il a conscience de cette règle non-écrite qui
régit sa vie, il accomplit des progrès plus rapides, réalisant toutes ses
capacités. Mais cela n'est pas toujours une chose facile, car en
lui-même, l'homme porte des forces contraires, qui cherchent à entraver
son ascension: ce sont les passions infinies, destructrices, diaboliques.
Il aura donc à les combattre, à s'arracher à leur emprise. Tant qu'il aura
un souffle de vie, l'homme devra concentrer son regard sur le chemin de la
perfection.
Dans le chiisme, cette idée de perfection à laquelle aspirent tous les
hommes et les femmes, implique la nécessité de l'existence d'un être en
qui les perfections virtuelles sont déjà réalisées. Sans cet être
parfait, nos aspirations seraient irrationnelles, car on ne peut aspirer à
l'impossible. Cet être n'est autre que l'Imam, qui réunit toutes les
qualités spirituelles, connaît tous les mystères de l'existence. Il est un
être parfait, impeccable, ne souffrant d'aucune déficience, car c'est Dieu
qui l'a choisi pour être Sa preuve auprès des hommes, le garant de Sa
révélation.
Il est l'intermédiaire entre le monde du mystère divin et le monde de
la manifestation sensible qui est celui des hommes. C'est lui qui guide
les hommes intérieurement, vers leurs perfections particulières. Si un
tel être venait à disparaître, les hommes ne sauraient plus retrouver leur
chemin vers Dieu; ils perdraient le lien nécessaire entre le monde du
mystère divin et le monde de la manifestation sensible. Ce qui revient à
dire que leur ascension vers la perfection sera stoppée.
Or cela serait contraire à la volonté divine qui assigne une finalité à
la création, et qui pour cette raison, ne priverait pas les hommes du
moyen d'accès à la voie de la perfection, et au bonheur dans ce monde et
dans l'autre. C'est même pour cela que Dieu a toujours suscité des
prophètes, pour enseigner aux hommes l'existence d'un idéal et les appeler
à essayer de le réaliser.
*
Le monothéisme professe que Dieu est le Ma ître de l'existence. Il
gouverne aussi tout naturellement le monde de l'homme qui est une partie
intégrante de l'Univers. Mais l'homme, en vertu d'une faveur divine,
jouit de la liberté de choix, du libre-arbitre dans ses actions et
pensées. Mais contrairement à ce que l'on peut croire à première vue, il
n'y a pas contradiction entre la volonté divine et le principe du
libre-arbitre des hommes.
Car la religion est une grâce de Dieu, c'est-à-dire un effet de Sa
bonté destiné à aider les hommes à trouver rapidement la voie du bonheur.
elle balise le chemin de la perfection avec des interdits parfois, et des
obligations d'autres fois. Ceux qui ne la suivent pas sont libres de le
faire, mais ils se rendent généralement vite compte qu'ils ne peuvent rien
par eux-mêmes.
Il vaut mieux conformer sa volonté à celle de Dieu;afin de respecter
l'ordre qui régit l'univers; et pour. qu'il'y ait une correspondance
normale entre le macrocosme (l'univers) et le microcosme
(l'individu). Seul un homme connaissant de façon innée, les règles
régissant l'univers, sous tous ses rapports, .peut assurer la succession
du Prophète. Cet homme ne doit pas exercer lui aussi la fonction de
prophète, puisque cette fonction est close définitivement avec le Prophète
de l'islam. Mais il exerce la charge d'imam, qui correspond précisèment au
besoin des hommes qui, ayant reçu une Loi divine, craignent de diverger
dans'son interprétation autorisée, infaillible, comme c'était le cas
lorsque le Prophète était vivant.
*
Seul un imam peut garantir que les portes de la voie droite et du
bonheur soient ouvertes devant les hommes. Et seul un imam peut être le
défenseur des intérêts authentiques de l'islam et des musulmans, face aux
autres peuples et nations.
Il est vrai que seul le premier imam, Ali Ibn Abi Tâleb -parmi les
douze imams- a eu l'occasion de diriger pendant quelque temps, les
affaires de la communauté musulmane, lorsqu'il était calife. Mais si les
autres imams n'ont jamais été à la tête de l'Etat islamique, la faute en
revenait aux musulmans eux-mêmes qui n'ont pas su ou pu préparer le
terrain favorable à leur avènement au pouvoir. Ces imams étaient connus de
tous, et leur mérite, leur droiture et leur immense savoir n'ont jamais
été contestés même par leurs ennemis. Les hommes ont ainsi été frustrés du
bonheur que leur aurait certainement procuré la présence de ces imams à la
tête de leurs affaires. Mais la charge de l'imamat ne s'exerce pas
seulement sur le plan politique; même plus, l'absence de la dimension
politique ne la diminue en rien. Car l'imam est une nécessité religieuse,
une charge divine qui demeure telle même si l'humanité entière venait à la
contester.
C'est Dieu qui charge l'imam de veiller à l'intégrité de la révélation,
de la Loi divine; de former les hommes en leur inculquant l'enseignement
authentique de l'islam, de témoigner toujours du vrai et du droit, en un
mot de se faire 1'ombre de Dieu sur la terre, son vicaire, son
représentant Du fait qu'ils sont imams par la volonté de Dieu, ils
continuent forcément de l'être, même si les rênes du pouvoir politique
leur ont échappé. Leur rayonnement atteint tous ceux des hommes qui le
méritent. Ils dirigent les coeurs des hommes qui aspirent à la vérité. Ils
ont formé des générations de musulmans, de toutes conditions sociales, à
la vraie religion, combattant ainsi les innovations introduites par la
dynastie des Omeyyades et celle des Abbassides.
Ils ont largement contribué à consolider les fondements de l'islam, et
à freiner les tendances déviationnistes qui cherchaient à réduire la
révélation à un commandement, de la conformer à des rites dépouillés de
sens, et à en éliminer les enseignements politiques sociaux et
culturels. Leur présence seule a permis de dissuader les gouvernants
omeyyades, puis abbassides, de fouler aux pieds de nombreux principes
islamiques.
*
L'imam Ali lui-même, était souvent intervenu, sous le califat des trois
premiers califes pour corriger une sentence rendue par des compagnons
inattentifs, évitant ainsi que s'accomplisse l'injustice. On sait que
Omar ibn al-Khattâb n'hésitait pas à consulter Ali au sujet de toute
difficulté qu'il rencontrait; et qu'il avait coutume comme nous l'avons
déjà dit, de dire à ce propos: "N'eût été Ali, Omar périrait", ou
encore: "Plût à Dieu que je ne rencontre pas de situation difficile à
dénouer où je n'aurais pas Ali à mes côtés pour m'y aider."
L'imam Ali a joué ce rôle auprès de nombreux autres musulmansqui
venaient apprendre les sciences religieuses. L'activité intellectuelle
des imams fut d'une intensité telle qu'aujourd'hui nous possédons des
volumes entiers de traditions qui témoignent de l'immensité de leur
science et du grand nombre de leurs disciples. Ils ont pu ainsi constituer
l'école juridique la plus achevée, et de nos jours seul le chiisme garde
encore vivante la tradition de l'Ijtihâd, alors que chez les
sunnites, l'étude du droit est restée en l'état où l'avaient laissée les
fondateurs des quatre écoles principales. Il faut savoir que les imams
ont accompli leur travail salutaire dans des conditions extrêmement
difficiles: les pouvoirs politiques étaient tyranniques et impitoyables,
et se méfiaient de toute idée qui pouvait faire naître la contestation de
leurs pratiques, ou de leur train de vie.
Certains califes craignant la renommée grandissante des imams, ont usé
de différentes stratagèmes contre eux. Par exemple, le calife abbasside
al-Ma'moun croyant avoir trouvé la méthode la plus efficace pour détruire
le huitième imam, l'imam al-Reza, aux yeux du peuple, organisa des séances
de débats scientifiques auxquelles prenait part l'imam et des savants de
différentes disciplines ou même de différentes religions, dans l'espoir
que l'imam serait battu. Mais dans ces controverses, l'imam sortait
toujours vainqueur, et la manoeuvre de Ma'moun ne fit que servir la cause
du chiisme.
Ainsi, les Imams de la Maison du Prophète se sont montrés tous, l'un
après l'autre, comme les véritables gardiens de l'orthodoxie islamique,
les maîtres à penser de tous les juristes, même des Fuqahâ
sunnites. Chacun sait que c'est l'imam Ja'far al-Sâdiq qui a, dans
l'islam, inauguré la recherche dans les domaines de la philosophie, de la
théologie scolastique (kalâm), des mathématiques et de la
chimie. "Parmi ses élèves en philosophie et théologie, il y avait:
Mufadhal ibn Omar, Mu'min al-Tâq, Hichâm ibn al-Hakam, et Hichâm ibn
Sâlem.
Dans les mathématiques et la chimie, son plus célèbre disciple était:
Jâber ibn Hayyân. Et enfin dans le droit et l'exégèse coranique, il y
avait: Zurâra, Muhammad ibn Moslem, Jam îl ibn Darrâj, 'imrân ibn A'yun,
Abou Basîr, Abdallah ibn Sînân."123 Ibn Chahrâchoub rapporte ce qui
suit: "Plus que tout autre, on le mentionne (l'imam Ja'far Sâdeq-que la
paix soit sur lui-) comme un maître en plusieurs disciplines
scientifiques. On a évalué à quatre mille le nombre de ses élèves, et
beaucoup de penseurs sunnites ont rapporté de lui des jugements dans les
différentes branches du savoir."124
Abu Nu'aym écrit dans son Hilyat-ul-awliyâ: "Parmi les
célèbrités et notoriétés des sciences religieuses ayant rapporté des
traditions de Ja'far al-Sâdeq, il y a: Malek ibn Anas, Chu'batu ibn
al-Hajjâj, Soufyân al-Thawrî, Abdul Malek ibn al-Jarî h, Abdullah ibn
Amrû, Suleymân ibn Bilâl, Rûh ibn al-Qassim, Soufyân ibn 'Uyayna, Ismâïl
ibn Ja'far, Hatem ibn Ismâïl, Abdul Aziz ibn al-Mokhtâr, Wahb ibn Khâled,
Ibrâhim ibn Tahhân."125
Dans son commentaire du Nahj al-Balâgha Ibn abi al-Hadid, le grand
savant sunnite, écrit à propos de l'Imam Ali Ibn Abi Tâleb: "Que
dirais-je d'un homme dont procède toute vertu, et qui est le terme final
de toute secte; toutes les factions se le disputent Il est le maître des
qualités excellentes, leur source, leur fondateur... Je sais que la
science la plus noble est la science divine; car la noblesse d'une science
est à la mesure de la noblesse de son objet; or son objet est le plus
noble des êtres; la science divine est par conséquent la plus noble des
sciences. (Dans ce domaine) c'est de la parole de imam Ali que l'on s'est
inspiré, de lui que l'on a transmis; il est le terme ultime de cette
science; et il en est aussi la source.
Les mu'tazilites -qui sont les partisans de l'Unité divine et de la
Justice divine, et qui sont des maîtres de la voie spéculative sont ses
disciples et ses compagnons. Car leur maître éponyme, Wâsil ibn Atâ, était
un disciple d'Abou Hachem Abdallah ibn Muhammad ibn al-Hanafiyya, et Abou
Hachem fut le disciple de son père et son père fut le disciple de Ali Ibn
Abi Tâleb. Quant aux Ach'arites, ils adhèrent aux opinions
d'Abou-l-Hassan Ali ibn Ismâïl ibn Abi Bachr al-Ach'ari. Il fut le
disciple d'Abou Ali al-Jubbâ'ï et Abou Ali est l'un des maîtres des
Mu'tazilites. Par conséquent les Ach'arites procèdent du maître des
Mu'tazilites qui fut Ali lbn Abi Tâleb. Quant aux imamites et aux
Zaydites, leur adhésion à Ali Ibn Abi Tâleb est déclarée.
Dans les sciences religieuses, considérons le fiqh (le droit musulman).
Ali en est le fondateur et le pilier. Tout juriste de l'islam lui est
redevable et a tiré profit de sa science juridique. Les partisans
d'Abou Hanifa, comme Abou Youssef, Muhammad et les autres, ont reçu leur
science d'Abou Hanifa lui-même. Quant à Chàfi'i, il étudia auprès de
Muhammad ibn al-Hassan, et sa doctrine remonte aussi à Abou Hanifa. Ahmad
ibn Hanbal lui même, étudia auprès de Châfi'i, et son savoir remonte donc
aussi à Abou Hanifa.
Abou Hanifa étudia auprès de Ja'ffar ibn Muhammad, lequel eut son père
pour maître, la chaîne de transmission remontant jusqu'à Ali Ibn Abi
Tâleb. Quant à Malek ibn Anas, il étudia auprès de Rabia' al-Ray et
Rabi'a eut pour maître 'Ikrima, celui-ci fut le disciple de Abdullah ibn
al-Abbas, lui même disciple et compagnon de Ali Ibn Abi Tâleb. On peut
aussi emprunter une autre voie de transmission du savoir, pour lui
rattacher l'école Châfi'ite, puisque Châfi'i fut aussi le disciple de
Malek ibn Anas. Cela, en ce qui concerne les quatre fondateurs des
écoles sunnites. Quant au droit chiite, il est manifeste qu'il procède de
Ali.
De même, Omar ibn al-Khattâb et Abdallah ibn Abbas qui étaient les
juristes parmi les compagnons du Prophète, ils sont tous les deux
redevables à Ali. Quant à Ibn al-Abbas, c'est une chose connue. Quant à
Omar, chacun sait qu'il se référa plusieurs fois à Ali, à propos de
questions juridiques complexes que ni lui-même ni les autres compagnons
n'arrivaient pas à dénouer. En plusieurs occasions, comme nous l'avons
déjà cité, il avait marqué son besoin de la présence de Ali à ses côtés;
et il avait carrément ordonné aux responsables de son temps, de consulter
Ali dans les problèmes sérieux: "Que personne d'entre vous n'émette de
sentence juridique dans cette assemblée, quand Ali y est présent" C'est là
un autre exemple de la position qu'occupe Ali en tant que le plus grand
maître du droit musulman.
Les traditions sunnites et chiites rapportent la parole du
Prophète: "Le plus versé d'entre vous en matière de justice est
Ali". Or la justice (qadhâ) est le droit (fiqhâ). De
même, tous rapportent que le Prophète a dit au moment d'envoyer Ali comme
juge au Yémen: "Mon Dieu, guide son coeur, et soutiens sa langue!"
Et Ali a déclaré: "Depuis que le Prophète fit pour moi cette prière,
je n'eus plus jamais de doute, dans aucun jugement entre deux parties."
Dans la science de l'exégèse coranique, tous les docteurs musulmans lui
sont redevables. Cela ressort manifestement d'un examen de tous les
commentaires-mères. Ali est la principale autorité en la matière; et le
nom de Abdallah ibn Abbas dont les occurences sont les plus fréquentes en
matière de commentaire du Coran ne fait que confirmer cela puisque Ibn
Abbas fut lui-même un disciple de Ali.
On demanda un jour à Ibn al-Abbas d'estimer l'étendue de sa science par
comparaison avec celle de son cousin (l'imam Ali), il répondit: "Une
goutte par rapport à l'Océan!". Quant à la science de la grammaire
arabe, il va sans dire qu'il en fut le fondateur. Il en dicta les
fondements et les règles à Abou al-Aswad al-Du'âlî. Il fut le premier à
distinguer dans la langue les trois composantes: le nom, le verbe, et la
préposition (harf), ce dernier mot désignant en arabe un champ plus
large. Il divisa les mots en définis (ma'rifa) et indéfinis
(nakera).
Aussi, il enseigna les cas de déclinaison qui interviennent dans la
langue, et qui sont au nombre de quatre. Il est évident que tout cela
peut être considéré comme un véritable miracle, car un homme ne peut à lui
seul avoir une capacité créatrice dans autant de domaines."126
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