CHAPITRE 13
Les gardiens de l'Islam
Contrairement à certaines religions qui se contentent de prêcher des
enseignements purement intellectuels, sans engager profondément leurs
fidèles, l'islam cherche à organiser à la fois la vie privée et la vie
collective des musulmans, en établissant un lien étroit entre la dimension
individuelle et la dimension collective. Si la communauté est
responsable de l'individu, ce dernier est aussi responsable de la
communauté. En d'autres termes, si un musulman se retrouvait seul musulman
sur la terre, il devrait se considérer comme une communauté potentielle,
comme le noyau d'où germera une nouvelle communauté musulmane, et devrait
agir en conséquence.
Le modèle, l'exemple à suivre est le Prophète lui-même. Or, si le
Prophète reçoit la révélation, il ne se contente pas de l'appliquer. Il
est envoyé pour l'humanité entière. Il prêche l'islam, il réunit les
premiers musulmans, les organise entre eux et dans leurs rapports avec les
non-musulmans. Il fonde une société nouvelle, et mène des guerres pour
la protéger. En tout cela, aucune visée expansionniste, nationaliste,
économique; tout individu et tout peuple qui entre dans l'islam en
acquière les droits et les devoirs.
L'Etat doit être islamique, et il ne sera parfait que s'il défend
parfaitement l'islam, que s'il ne se permet pas le moindre écart à la
norme des prescriptions divines. Si la direction religieuse était
séparée de la direction politique, et si la religion ne prêtait aucun
intérêt à l'ordre politique, se contentant de prêcher dans les mosquées,
ces prêches n'auraient aucune garantie d'exécution. En outre, s'il
arrivait que, par suite des efforts des intellectuels et des prédicateurs,
les gens commençaient à manifester leur désir de se doter d'institutions
islamiques, les tenants du pouvoir réagiraient avec violence pour les en
empêcher, et prendre des mesures destinées à consolider davantage leur
pouvoir.
Si donc la religion considère que le bonheur des hommes réside dans la
mise en conformité de leur vie avec les enseignements révélés, il faut
bien qu'elle ait son mot à dire au sujet du pouvoir politique, qu'elle
expose aux gens sa conception de l'ordre social, et qu'elle agisse dans le
sens qui lui donnerait la base la plus large possible. L'édification
d'une société humaine a toujours été l'objectif principal de l'islam et de
tous les monothéismes; et les prophètes ont tous tenté de garantir leurs
prédications, de ne pas les laisser à la merci des évènements, après leur
mort.
*
Le gouvernement de l'islam est né après l'émigration du Prophète de la
Mecque à Médine où il fonde le premier Etat islamique qui servira de
modèle, d'archétype à tous ceux qui après lui, tenteront de recimenter
l'unité des musulmans. C'est depuis ce temps-là qu'ont été définies la
nature et la fonction de l'Etat islamique. Seul un Etat organisé par un
homme inspiré de Dieu, pouvait réaliser le miracle de la rapide expansion
de l'islam. Médine est en fait un motif de fierté pour tous les
monothéistes, pour tous ceux qui croient en l'intervention de Dieu dans
les affaires humaines.
La cause du succès de l'Etat médinois résidait dans le fait que le
Prophète ne se contentait pas de fonder des institutions politiques; il en
définissait d'abord l'esprit, et leur créait les bases morales et
spirituelles de leur efficacité. Les compagnons que le Prophète désignait
comme gouverneurs ou envoyait comme émissaires auprès des rois et
empereurs contemporains, étaient tous parfaitement imbus de l'esprit et
des valeurs de l'islam.
Le message que ces émissaires du Prophète apportaient aux peuples
non-musulmans était d'une limpidité telle que ces peuples adhéraient très
rapidement à l'islam, au point que de nos jours, nombreux sont les
historiens pour qui il est impropre de parler de "conquêtes" des arabes,
puisqu'à leurs yeux, le seul terme qui conviendrait est celui d'adhésion
tout à fait volontaire à la nouvelle religion. Bien sûr les résistances
des classes dirigeantes ont été cause de grandes batailles, mais elles ont
été toutes remportées par l'islam.
En maints endroits, le Coran a défini la mission "politique" du
Prophète: "Nous avons lait descendre vers toi l'Ecriture chargée de
Vérité, déclarant véridique ce qui, de l'Ecriture, est antérieur à elle et
en proclamant l'authenticité. Arbitre donc entre tous ces gens au moyen de
ce que Dieu a lait descendre! Ne suis point leurs doctrines pernicieuses
t'écartant de la Vérité venue à toi! A tous, Nous avons donné une règle et
une voie."
Sourate La Table Servie (al-Mâ'ïda), verset 48
Ce sont les prophètes qui ont aplani le terrain pour l'avènement du
gouvernement de Dieu sur terre, et ce sont eux qui ont encouragé les
hommes à oeuvrer dans le sens d'une prise en main des rênes du pouvoir par
les croyants. A propos du prophète Joseph, le Coran dit: "Et
quand il eut atteint sa maturité, nons lui donnâmes un pouvoir et Une
science. C'est ainsi que nous récompensons les bienfaisants.
Sourate Joseph (Yousef), verset 22
Et à propos de David, il dit: "Ô David! Nous avons fait de toi un
vicaire sur la terre. Gouverne donc parmi les hommes avec le droit; et ne
suis pas la passion, car elle t'égarerait du chemin de Dieu. Ceux qui
s'égareraient du chemin de Dieu, connaîtraient un châtiment sévère, pour
avoir oublié le Jour du compte."
Sourate David (Sâd), verset 26
Les prescriptions relatives aux peines légales (huodoud) et aux
compensations (diyât), ainsi qu'aux autres chapitres du droit
musulman (fiqh), sont une illustration des règles d'application et
d'exécution à respecter par le gouvernement islamique mis en place par le
Prophète.
*
Outre sa dimension exécutive, le gouvernement du Prophète se devait
d'avoir une autre particularité, à savoir la mise en place d'une base
adéquate pour assurer la stabilité de la prédication islamique. Il faut en
effet sans cesse expliquer aux hommes ce qui rend nécessaire l'exécution
des prescriptions divines, ce qui requiert leur permanence. Pour cela, on
doit leur expliquer les enseignements du Livre sacré, dans les différents
domaines de la culture, afin d'accroître toujours leur niveau de
conscience religieuse.
Le Coran expose en ces termes les différents aspects de la mission du
Prophète: "C'est Lui qui a suscité parmi les illettrés un Envoyé
issu d'eux, qui leur récite Ses versets, qui les purifie, et qui leur
enseigne le Livre et la sagesse; bien qu'ils furent auparavant dans un
égarement manifeste."
Sourate du Vendredi (al-Jumu'a), verset 2
On voit donc bien que la responsabilité du Prophète était très large;
il ne devait pas être un simple gestionnaire de l'Etat; il avait aussi la
charge d'orienter les hommes, de les guider, de leur transmettre les
prescriptions divines. Il s'ensuit qu'il incomberait à tout successeur
authentique du Prophète d'être compétent dans ces deux dimensions de la
politique islamique, à savoir:
Prendre en charge le gouvernement des affaires de la communauté
musulmane d'une part, et de l'autre, posséder la compétence nécessaire
pour guider les musulmans, préserver les fondements de la foi islamique de
toute altération et de toute déviation, résister fermement aux vagues
déferlantes de l'impiété et de l'égarement qui menacent en permanence les
mu.sulmans, et combattre toute .sorte d'atteinte à l'intégrité des
territoires musulmans, pour asssurer par cela le maintien de l'islam dans
le monde.
La meilleure voie à suivre pour assurer tous les droits individuels et
sociaux, pour répandre la justice et le bien, consiste à confier les rênes
du pouvoir aux hommes de mérite, et le gouvernement le plus compétent est
celui des imams infaillibles, parce que préservés de l'erreur. Car le
gouvernement d'un homme choisi par Dieu est en réalité le gouvernement de
Dieu lui-même. Seul un tel gouvernement saurait assurer et faire respecter
les droits de l'homme.
Beaucoup de gouvernements prétendent défendre et promouvoir les droits
de l'homme, mais en réalité ils les foulent aux pieds, et font régner la
loi du plus fort et du plus corrompu, car ils n'ont aucune assise divine,
et se contentent -dans le meilleur des cas- de critères positifs. Seuls
des hommes dotés des mêmes qualités que celles du Prophète peuvent lui
succéder. Ils doivent en posséder les qualités de connaissance et de
science, d'action, et de réaction aux évènements qui surviennent.
Outre les qualités morales et les vertus spirituelles qui le portent au
niveau de l'impeccabilité, l'imam doit avoir une connaissance parfaite des
réalités de la religion, de façon à être capable de donner une réponse
adéquate à toutes les questions qui lui seront posées, sur la base de la
Vérité et de la Loi islamique, de règler tout problème, et de trancher en
toute justice dans tous les cas.
S'il en est autrement, alors, l'islam refuse de confier son destin au
premier venu, et ne peut entériner n'importe quelle situation.
Si certains dirigeants de l'islam, après la mort du Prophète, ont
échoué, et ont eux-mêmes reconnu leur échec, c'est parce qu'ils ont pris
le pouvoir, sans réunir les deux dimensions nécessaires, qui sont
indissociables. Sans la science prophétique, même le mieux intentionné
des hommes ne saurait être le garant de l'islam.
Evoquant l'attitude des hommes réunis dans la Saqîfa où furent
dissociés les deux aspects de la mission prophétique, et où l'on a exclu
le critère de la science, l'imam al-Bâqer avait coutume de réciter ce
verset coranique: "Envient-ils ces hommes à cause de ce que Dieu
leur a accordé de Ses bienfaits? Nous avons donné à la Famille d'Abraham
le Livre et la Sagesse, et nous leur avons donné une Royauté immense."
Sourate Les Femmes (al-Nisâ), verset 54
Le cinquième imam des chiites (al-Bâqer) voulait signifier par là que
Dieu avait donné à la descendance d'Abraham la direction des affaires des
hommes en même temps qu'il leur avait accordé la direction
spirituelle. Puis il ajoutait: "Comment reconnaissent-ils (les
Arabes) cela aux enfants d'Abraham, et le renient-ils à la Famille de
Muhammad -que la paix et les bénédictions divines soient sur lui et sur
ses descendants-? 122
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