CHAPITRE 6
L'attitude irresponsable des
Compagnons
Une question se pose. En dépit de la proclamation
par le Prophète de Ali, comme son successeur, à Ghadir Khomm et en
d'autres circonstances, que s'est-il passé pour qu'après sa disparition,
les Compagnons se détournent de cette affaire, et renoncent à l'obéissance
due à Ali, et choisissent quelqu'un d'autre à la tête des affaires de la
communauté musulmane? Y avait-il dans les paroles du Prophète quelque
ambiguïté? Ou bien toutes ses déclarations confirmant le rang et la
vertu de Ali ne suffisaient-elles pas pour le désigner comme chef et
guide?
La réponse à toutes ces questions peut nous être inspirée en nous
rapportant à l'examen de la période historique de la mission prophètique.
Il se trouvait en effet parmi les Compagnons des éléments qui n'hésitaient
pas à exercer des pressions sur le Prophète, lorsque ses ordres n'étaient
pas conformes à leurs désirs, dans l'espoir de l'amener à changer ses
ordres; et quand ils désespéraient de parvenir à leurs fins, ils
agissaient ostensiblement à l'encontre de ses ordres. Le Coran les met en
garde: "Que ceux qui s'opposent à Son ordre prennent garde que ne
les atteigne une tentation (fitna) ou que ne les atteigne un tourment
cruel."
Coran, sourate La Lumière (al-Nour), verset 63
*
Lorsque le Prophète, à la fin de sa vie bénie, préparait une armée pour
faire la guerre aux Byzantins, il lui désigna comme commandant en chef, le
jeune Usâma ibn Zayd ibn Hâritha al-Chaybânî .
Le choix de ce jeune homme déplut à beaucoup de compagnons, qui
pensaient que le Prophète aurait pu choisir un homme parmi les plus
anciens dans l'islam et les plus âgés. L'affaire prit des proportions
telles que l'on vint à une dispute verbale en présence du Prophète; et
certains parmi les plus résolus dans leur opposition demandèrent même que
le jeune chef militaire soit écarté. Mais le Prophète ne céda en rien.
Malgré les ordres réitérés du Prophète enjoignant à l'armée de se
mettre en mouvement, et à Abou Bakr et Omar de rejoindre les rangs des
combattants, ces deux hommes désobéirent au commandement clair du
Prophète, et refusèrent de se rendre au combat, sous prétexte qu'ils ne
pouvait pas supporter de se séparer du Prophète, alors souffrant 53
Deux jours avant son décès, le 10 du mois Rabi' al-awwal, le Prophète,
profondément indigné des propos de certains compagnons, et bien que
gravement souffrant, sortit de sa maison pour s'adresser aux gens. Il
monta sur la chaire, et après avoir loué Dieu, il dit:
"ô gens! Que signifie ce propos qui m'est parvenu, de certains d'entre
vous au sujet de ma désignation d'Usâma comme chef (amîr). Si vous
critiquez ma désignation d'Usâma, vous aviez auparavant dénigré ma
désignation de son père, bien avant lui. Dieu sait que son père était
qualifié pour le commandement, et son fils possède aussi toutes les
qualités requises pour cela."54
L'Envoyé de Dieu s'efforçait de vider Médine de ses principaux chefs
des Ansârs et des Muhâdjirouns; c'est dans ce but qu'il prépara l'armée
d'Usâma, et lui ordonna de se mettre en mouvement au plus tôt en direction
de la Syrie. Il ordonna avec insistance que ses principaux compagnons
rejoignent l'étendard d'Usâma, et voulut garder Ali auprès de lui, dans
les moments décisifs qui allaient marquer la fin de sa vie. Ces mesures
prises par le Prophète ne furent malheureusement pas suivies d'effet, à
cause de la désobéissance de certains compagnons.
Jamais, le Prophète n'avait mis Ali en qualité de subordonné à un autre
chef que lui-même. Bien au contraire, Ali a toujours été le porte-étendard
du Prophète, ou le commandant en chef de l'armée; alors que Abou Bakr et
Omar étaient là placés sous les ordres d'Usâma, comme ils furent un jour
sous les ordres de Amr ibn al-'As, dans l'expédition de Dhât
al-Salâsil.
*
L'histoire nous rapporte aussi un événement d'une grande signification,
survenu lors de la maladie grave dont souffrit le Prophète avant de
quitter ce monde. Le Prophète voulait, pour une ultime fois tenter de
donner une preuve tangible et un texte expliquant une question que le
Coran regarde comme faisant partie de la perfection de la religion, et
préserver la communauté de toute déviation. Mais ceux des compagnons qui
s'étaient soustraits à l'ordre de rejoindre l'armée d'Usâma, se trouvaient
au chevet du Prophète, et empêchèrent que l'on lui amenât une tablette et
de l'encre.55
Obeydollâh ibn , Abdullâh ibn , Atabeh rapporte qu'lbn Abbas a
dit: "La journée du jeudi! et quel jeudi!" évoquant le jour de la mort
du Prophète. Le plus grand malheur arriva aux musulmans, quand la dispute
entre certains compagnons -dont Omar Ibn al-Khattab qui voulait suggérer
que l'Envoyé de Dieu était en train de divaguer- empêcha le Saint Prophète
d'écrire son dernier testament (ce par quoi les croyants ne s'égreraient
point après lui).56
Lors d'une discussion qu'il eut avec Ibn Abbâs, le second calife lui
dit: "L'Envoyé de Dieu voulait mentionner Ali, mais je ne l'ai pas
laissé faire."57
De nombreux traditionnistes et historiens sunnites ont rapporté cette
parole du deuxième calife: "L'Envoyé de Dieu divague". D'autres ont essayé
d'en atténuer la gravité, en la rapportant comme suit: "Le Prophète ne
résiste plus à la douleur de la maladie; nous avons le Livre de Dieu; le
Livre de Dieu nous suffit."58
Comme si l'Envoyé de Dieu ignorait la valeur du Livre de Dieu, et que
ses compagnons pouvaient l'estimer mieux que lui! Peut-on dire du Prophète
qu'il est plus en possession de ses facultés, quand il veut confirmer, par
un document écrit, la dignité de l'Imam dans la communauté
musulmane? Si nous devions expliquer la décision du Prophète comme un
signe de l'affaiblissement de sa faculté de jugement, par suite de la
maladie, pourquoi n'a-t-on pas accusé le premier calife Abou Bakr de
déséquilibre mental quand il a, sur son lit de mort, transmis par écrit la
charge califale à Omar ibn al-khattâb? Pourquoi ce dernier n'a-t-il pas
eu la même attitude à l'égard d'Abou Bakr que celle qu'il eut à l'égard du
Prophète?
Et si Omar pensait que le Livre de Dieu suffisait pour résoudre tous
les problèmes, pourquoi s'est-il rendu avec célérité, en compagnie d'Abou
Bakr, dès la mort du Prophète, à la Saqîfa des Bani Sâ'ida, pour y
résoudre, comme ils l'entendaient, le problème de la succession du
Prophète? Pourquoi ne mentionnèrent-ils nullement le Coran?
L'historien Tabari rapporte que Qays a dit: "J'ai vu Omar ibn
al-Khattâb, assis en compagnie d'autres gens, dont Chadîd, un homme du
clan d'Abou Bakr, qui tenait en main le rouleau portant la désignation
d'Omar comme Calife. Omar dit: "ô gens! Ecoutez et obéissez à la parole
du calife (Abou Bakr) du Prophète de Dieu. Le calife vous a dit: "Je ne
vous ai pas quitté sans vous avoir donné le meilleur conseil" 59
*
Même après la disparition du Prophète, des agissements contraires à ses
ordres se sont fait jour. Sous le règne d'Omar, .beaucoup de
transgressions de la Loi divine peuvent être relevées, comme en témoignent
d'ailleurs les ouvrages sunnites qui font autorité (ceux de Muslim, de
Boukhâri, et de Ibn Hanbal, etc...).
Omar a dit: "Il y a trois pratiques qui sont de l'époque de l'Envoyé
de Dieu, et que, moi, j'interdis et punis: le mariage temporaire, le petit
pèlerinage (celui que l'on accomplit en plus du pèlerinage obligatoire) et
la phrase "venez à la meilleure oeuvre!" (hayy 'alâ khayr al
'ammal, qui faisait partie de l'appel à la prière.)60 C'est en
outre Omar qui a ordonné que l'on ajoute à l'appel à la prière du matin,
la phrase: "la prière est meilleure que le sommeil".61
Tirmidhi rapporte dans son Sahîh qu'un homme de Syrie interrogea
Abdallah ibn Omar (le fils du second calife) au sujet du .mariage
temporaire (mut'a). Abdallah répondit: "C'est (une pratique)
licite". Le Syrien dit: "Ton père ne l'avait-il pas interdite?". Abdallah
répondit: "Si Omar l'avait interdite, et le Prophète permise,
abandonnerais-tu la Tradition pour une parole d'Omar?"62
A l'époque du Prophète, et d'Abou Bakr, et durant les trois premières
années du califat d'Omar lui-même, on considérait comme une seule
déclaration de divorce, le fait qu'un homme prononce trois fois de suite,
dans une même occasion, la formule consacrée de divorce. Mais Omar en
décida autrement, disant qu'elle sera désormais considérée comme valant
les trois divorces la suite desquels l'épouse devient illicite pour son
successifs a mari.63
Maisles chiites continuent de professer qu'elle n'a valeur que d'une
seule déclaration. Le docteur sunnite le Cheykh Chaltout, qui fut le
recteur de l'unversité d'Al-Azhar au Caire, avait émis l'opinion que le
droit chiite était préférable et plus juste sur cette question et en
d'autres, que le droit sunnite.64
Le Coran interdit, même au Prophète, de changer quoi que ce soit des
prescriptions divines: "Si cet Apôtre Nous avait prêté quelques
paroles (mensongères) Nous l'aurioms pris par la main droite, puis Nous
lui aurioms tranché l'aorte."
Sourate "Celle qui doit venir" (Al-Hâqqa), verset 44 à 47
Nous constatons ainsi que certains compagnons de l'Envoyé de Dieu
prenaient des positions personnelles en opposition avec celles du
Prophète. Ils ne se pliaient pas à ses ordres et recommandations, et ils
n'hésitaient pas à s'en écarter lorsque ces ordres allaient à l'encontre
de leurs désirs. Il n'est p as étonnant, par conséquent, que ces
compagnons soient restés sourds aux paroles prononcées par le Prophète à
Ghadir Khomm, et en d'autres circonstances.
*
D'autre part, il nous est loisible de constater, même à notre époque,
que la majorité des gens ne refusent pas de suivre tout homme qui
s'emparerait du pouvoir politique par quelque moyen que ce soit. C'est un
fait incontestable. Il y eut aussi, bien entendu, des personnalités
indépendantes, intègres et respectées par tous les musulmans, qui ne
changèrent pas d'attitude à la disparition du Prophète, et qui
n'apportèrent pas leur soutien au choix qui fut fait dans la Saqîfa. Ils
ont vécu, reclus dans leurs maisons, pour montrer leur opposition aux
partisans de la Consultation (Chûrâ). Bien que les conditions
régnantes ne leur permettaient pas d'élever leurs voix, ils demeurèrent
fidèles à l'imam Ali ibn Abi Taleb. Parmi ces personnalités citons:
Selmân al-Fârisî al-Muhammadî, Abou Dharr al-Ghiffârî, Abou Ayyub
al-Ansârî, Khozeima ibn Thâbet, al-Miqdâd ibn al-Aswad al-Kindî, 'Ammâr
ibn Yâsser, Ubbay ibn Ka'b al-Ansârî, Khâled ibn Sa'îd, Bilâl al-Habachî,
Qays ibn Sa'd ibn Ubâda al-Khazradji, Burayda al-Aslamî, Abou al-Haytham
ibn al-Tîbân, Abân, et d'autres encore mentionnés par les
historiens. Ces derniers ont recensé jusqu'à 250 hommes parmi les
compagnons fidèles du Prophète et en ont cité les traits particuliers.65
Dans son Târikh, Al-Ya'qûbî a parlé de: Abou Dharr al-Ghiffârî,
Selmân al-Fârisî al-Muhammadî, al-Miqdâd ibn al-Aswad al-Kindî, Khâled ibn
Sa'îd, Zubayr, al-Abbâs, al-Barrâ ibn Ghâleb, Ubbay ibn Ka'b al-Ansârî,
al-Fadhl ibn al-Abbâs.66
Dans son commentaire du "Nahdj al-Balâgha", Ibn Abi-al-Hadîd
écrit: "Qays ibn Ubâda s'est opposé à son père au sujet du califat, et
a juré qu'il ne lui adresserait plus jamais la parole."67 Ce sont tous
des hommes qui sont les chiites du début de l'islam et qui sont demeurés
aux côtés de l'imam Ali, conformément aux ordres du Coran et de la
Tradition prophétique. Ils demeurèrent fidèles à leur foi -à
l'exception de Zubayret sous le règne des trois califes, leur nombre ne
cessa de croître. Leurs noms, symboles de vertu et de courage, figurent
dans les livres d'Histoire. Citons-en quelques uns:
Muhammad ibn Abi Bakr, Sa'sa'a ibn Sûhân al-'Abdi, Zayd ibn Sûhan
al-Abdi, Hichâm ibn Utba, Abdullah ibn Badîl al-Khuzâ'ï, Maytham
al-Tammâr, Ady ibn Hatem al-Tâ'ï, Hadjr ibn Ady al-Kindî, Al-Asbagh ibn
Nubâta, Al-Harith ibn al-A'war al-Hamadâni, Amrou ibn al-Hamq al-Khuzâ'ï,
Mâlik al-Achtar al-Nakh'ï, Abdullah ibn Hâchim al-Mirqâl, Kumayl ibn
Ziyâd, Rachîd al-Hidjri, Uways al-Qaranî al-Yamani, et d'autres
encore.
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