CHAPITRE 7
Les Compagnons sont-ils sans
péché?
Le coran fait parfois l'éloge des actions des compagnons du Prophète.
Mais peut-on déduire de cette louange qu'il les innocente pour tous leurs
actes ultérieurs, ou encore peut-on prendre cet éloge comme une preuve de
leur intégrité, de leur pureté, voire de leur sacralité, comme si tous
leurs actes étaient absolument justes et sans reproches? Ou bien est-il
plus raisonnable de dire que l'agrément de Dieu -et le bonheur éternel qui
en découle pour celui qui en est l'objet- ne s'obtient que si les bonnes
actions se poursuivent tout au long de sa vie, et qu'autrement, c'est
à-dire s'il dévie dans sa foi et ses actes, une bonne action passée ne
saurait assurer forcément son bonheur dans le futur?
L'Envoyé de Dieu est un maître en matière d'humanisme et de piété, un
modèle à imiter en matière de vertu et de morale. Cependant le Coran
n'hésite pas à lui dire: "Si tu associes (à Dieu un autre idôle) tes
oeuvres s'abaisseront, et tu seras du nombre des perdamts"
Sourate Les Groupes (Al-Zumar), verset 65
Alors qu'on sait que le Prophète, doué de la perfection et préservé de
l'erreur, ne s'éloigne jamais de Dieu fut-ce le temps d'un clin d'oeil. Le
Coran l'a interpelé en ces termes, pour signifier indirectement aux
Compagnons, tentés par l'orgueil qu'ils tirent de leurs oeuvres, qu'ils
doivent préserver ces dernières de l'ostentation, et les accomplir
uniquement pour l'amour de Dieu, et se mobiliser jusqu'au dernier souffle
de leur vie, sur cette voie. L'histoire nous enseigne de toute
évidence, que tous les Compagnons n'étaient pas pieux, qu'ils ne faisaient
pas que de bonnes actions.
Cela ressort clairement du hadith suivant transmis par Boukhâri dans
son Sahîh. Le Prophète aurait dit: "Je vous précèderai au
paradis. On m'y présentera des hommes, et quand je serai sur le point de
les aider, ils seront engloutis sous mes yeux. Je dirai alors: "Seigneur!
Ce sont mes compagnons!" Il me dira: "Tu ne sais pas combien ils ont mal
agi après toi."
Toujours selon Boukhâri: Abou Hazim a dit: J'ai entendu Sahl ibn
Sa'd al-Sâ'idî dire: J'ai entendu le Prophète dire: "Je vous précèderai au
bassin du Paradis. Quiconque entrera au Paradis boira de ce bassin. Et
quiconque y boira n'aura plus jamais soif. Des gens que je connais et qui
me connaissent seront introduits auprès de moi, puis seront retirés de ma
vue." Abou Hazim a continué: Al-Nu'man ibn abi , Ayyâch m'entendit
quand je parlais ainsi. Il me demanda: "Est-ce ainsi que tu as entendu
parler Sahl?" Je lui répondis affirmativement. Il dit: "Moi-même, je
témoigne avoir entendu Abu Sa'ïd al-Khoudârî ajouter à ce hadith les
paroles suivantes: "ils font partie de mes proches; et l'on me dira: "Tu
ne sais pas combien ils ont changé après toi". Je dirai alors: "Que soient
engloutis ceux qui ont changé après moi!"
Ibn Omar rapporte avoir entendu le prophète dire: "Ne devenez pas,
après ma mort, des infidèles qui s'entretuent les uns les autres."
Selon ibn Abbâs, le Prophète aurait éclaré: "Des hommes parmi mes
compagnons seront conduits vers la gauche (le châtiment), et je dirai:
"Mes compagnons! Mes compagnons!" On me dira: "Ils n'ont pas cessé de
retourner à leurs pratiques païennes depuis que tu les as quittés." Je
dirai alors comme dira Jésus: "j'étais témoin contre eux tant que j'étais
avec eux. Et depuis que Tu m'as fait mourir, Tu es Celui qui les
surveille."
Abou Hurayra rapporte également la même tradition, toujours dans le
Sahîh de Boukhâri. Et dans la même compilation, on peut aussi lire la
tradition rapportée par Ammâr ibn Yâsser: "Parmi les compagnons du
Prophète, il y a douze hypocrites qui n'entreront au Paradis que lorsque
le chameau entrera par le chas d'une aiguille!"
Taftâzânî Châfi'ï le chercheur sunnite écrit: "Les antagonismes et
les querelles qui surgissent entre les Compagnons, tels qu'ils ressortent
des livres d'Histoire, et qu'ils sont rapportés par des témoins dignes de
confiance, prouvent que certains d'entre ces Compagnons se sont écartés du
chemin du droit, allant jusqu'aux limites de l'injustice et de la
dépravation. Le mobile en était le ressentiment, la haine, l'envie,
l'inimitié, l'amour du pouvoir, et le penchant pour les plaisirs et les
passions, car tout Compagnon n'est pas infaillible, et tout homme qui
rencontra le Prophète ne se caractérise pas le bien."68
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Il n'y a par conséquent pas lieu d'injurier et de maudire les partisans
de certaines sectes islamiques qui ne nourrissaient pas d'amitié pour
certains compagnons ou certains hommes de la génération qui suivit celle
de ces derniers. On ne peut pas taxer toute la communauté d'infidélité
et de corruption, pour cela, puisque de telles divergences existaient déjà
parmi les compagnons du Prophète eux-mêmes.
Ainsi dans la Sapîfa, un groupe de compagnons avaient réclamé à haute
voix que l'on tuât Sa'd ibn Ubâda. Le fils de ce dernier, Qays ibn Sa'd
tira Omar par la barbe. Zubayr s'écria dans la Saqîfa qu'il ne
rengainerait son épée que si l'on prêtait serment d'allégeance à Ali, mais
Omar cria: "faites sortir ce chien", et les compagnons d'Omar le rouèrent
de coups. De même le comportement d'Omar envers al-Miqdâd, celui
d'Othmân envers lbn Mass'oud, Ammâr ibn Yâsser, Abou Dharr al-Ghiffâri et
d'autres cas d'hostilité, sont autant de preuves des querelles qui
divisèrent les Compagnons.
Tout cela ne nous perment pas de taxer d'infidélité (al-Kufr),
les compagnons du Prophète qui n'ont pas accepté la reconnaissance d'Abou
Bakr, et encore moins de porter atteinte à l'unité des musulmans. Même
parmi les partisans du sunnisme, nombreux sont ceux qui ne reconnaissent
aucun respect aux Compagnons et aux Suivants (Tâbi'ïne).
Ceux qui ont tué le troisième calife Othmân, étaient tous des
compagnons ou des Tabi'ïnes. khâled ibn al-Walid, compagnon, a tué Malek
ibn Nouwayra, qui fut aussi un autre compagnon du Prophète. Certes, il
y eut des personnalités éminentes par leur foi, leur piété et leur
abnégation, des hommes aux limites de la perfection et de la grandeur; et
il y avait aussi parmi eux des hommes en qui l'esprit d'avant l'islam
prédominait, ressurgissant dans sa laideur et ses méfaits chaque fois que
l'occasion lui était offerte.
Beaucoup d'habitants de la Mecque n'avaient accepté l'islam que du bout
des lèvres, et leur rancoeur n'avait été contenue que par le comportement
magnanime du Prophète à leur égard. Ils n'attendaient que la disparition
de ce dernier pour lâcher bride à leur sentiment de vengeance.
On ne peut pas par conséquent innocenter complètement tous les
compagnons, ni prendre leur comportement comme exemple. Nul n'a le
droit d'affirmer que le bonheur dans ce monde et dans l'au-delà est
conditionné par l'imitation des compagnons. Le Bonheur n'est garanti que
si ses conditions nécessaires sont respectées jusqu'au dernier instant de
la vie.
*
Certains ulémas sunnites considèrent que les compagnons du prophète
sont tous qualifiés pour comprendre le Coran, et qu'ils sont excusés
lorsque leur jugement est pris en défaut, qu'ils sont même rétribués pour
leurs erreurs. Leurs actions sont toutes valides à leurs yeux. Cette
façon de voir a fini par décourager tout le monde de contester la validité
d'un acte ou d'un point de vue d'un ou de plusieurs Compagnons. Plus grave
encore, cela a servi de prétexte à beaucoup d'abus et de dépassements de
la Loi de la part de certains Compagnons qui se croyaient au-dessus de la
Loi, comme Amr ibn al-'As, Sa'ïd ibn al-'As, Mu'awiyya, al-Mughira, Khâled
ibn Walid, Bishr ibn Arta'a, etc...
Mu'awiyya alla même jusqu'à déclarer un jour que puisque tous les biens
qui sont sur terre appartiennent à Dieu, il pouvait en disposer à sa
guise, puisqu'il était, lui, le représentant de Dieu! Nul ne trouva à
redire, excepté Sa'sa'a ibn Sohân al-Abdi qui était un compagnon de l'imam
Ali, qui lui fit une réponse cinglante.69
Si tous les Compagnons avaient tous le même rang élevé, du seul fait
d'avoir été les contemporains du Prophète, pourquoi certains d'entre eux
ont-ils apostasié du vivant même du Prophète?
Pourquoi Le Prophète dut-il chasser Sa'd ibn Abi Sarh, proclamant même
la licéité de son sang, et ne- lui pardonnant que sur intercession de son
frère de lait Othman ibn affân. Hirghous ibn Zahîr, le chef des
Khârédjites de Nahrawân fut lui-aussi un compagnon. Personne n'aurait pu
croire qu'il changerait un jour. Cependant Le Prophète avait déjà prédit
sa trahison en disant: "Il quittera sa religion comme la flèche quitte
son arc!" Il fut battu à Nahrawân par l'imam Ali. Il y eut même un
compagnon du nom de Abdullah ibn Jahch qui se fit chrétien en
Abyssinie! Ainsi la qualité de compagnon ne suffit pas pour être un
Croyant, ni pour s'assurer le bonheur dans ce monde et dans l'au-delà.
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