CHAPITRE 8
L'avènement du Califat
Le Prophète de l'islam mourut. Une vie entièrement consacrée à la
mission divine venait de s'éteindre. Désormais La voix du Ciel s'est tue,
les effusions de la Révélation sont arrêtées. Son corps était encore à
même le sol. Ali, des membres du clan des Banou Hachem, ainsi que quelques
autres compagnons étaient affairés à préparer les différents rites et
services mortuaires précédant l'enterrement Ils n'étaient pas nombreux
ceux qui alors étaient restés près du corps du Prophète.70
Les Ansârs, habitants de Médine qui accueillirent onze ans plus tôt le
Prophète, quittant la Mecque, s'étaient réunis dans la Saqîfa des Bani
Sâ'ïda, pour débattre de la succession du Prophète, et décider comme bon
leur semblerait " Omar reçut la nouvelle; il se rendit à la maison du
Prophète -que Dieu prie sur lui ainsi que sur sa Famille-. Il envoya
quérir Abou Bakr qui se trouvait chez lui, alors que Ali était en train de
préparer l'enterrement de l'Envoyé de Dieu. Abou Bakr fit savoir qu'il
était occupé. Omar lui envoya encore quelqu'un avec ce message: "Un
évènement vient de se produire; ta présence est indispensable!" Abou Bakr
vint enfin à sa rencontre: "Ne sais-tu pas, lui dit-il, que les Ansârs
sont réunis dans la Saqîfa des Banou Sâ'ïda, et qu'ils s'apprêtent
à désigner Sa'd ibn Ubâda à la tête des musulmans?" Et ils se hâtèrent en
direction de la Saqîfa.
Sur le chemin, ils rencontrèrent Abou Ubayda ibn al-Jarrâh qui se
joignit à eux."71
*
L'écrivain égyptien sunnite, Ahmad Amin, connu pour ses positions
virulentes à l'égard du chiisme, dit: "Les compagnons du Prophète
divergèrent au sujet de sa succession. Cette divergence se fit jour avant
même son enterrement. Les grands compagnons prirent part aux
conspirations, chacun cherchant à lui succéder, alors que Ali s'occupait
de la cérémonie mortuaire.
Seul Ali et sa famille veillaient le corps du Prophète -que la paix
soit sur lui et sur ses descendants-. Les autres compagnons ne marquèrent
aucun respect à cet homme qui les avait sauvés des ténèbres de l'Ignorance
et de l'égarement et les avait guidés sur la Voie de la Vérité. Ils
n'attendirent même pas qu'il fut enterré pour se disputer son héritage.72
Le ton s'éleva lors de cette réunion, chacun essayant de faire désigner
au califat celui pour lequel inclinait son désir. Les Ansârs, originaires
de Médine, tirèrent argument de l'antériorité de leur adhésion à l'islam,
de l'honneur que leur fit le Prophète, et de leur combat dans la Voie de
Dieu, et avancèrent leur candidat Sa'd ibn Ubâda, qu'ils amenèrent devant
l'assemblée, alors qu'il était souffrant.
Quant aux Muhâdjirouns, ils tiraient prétexte de ce que le Prophète est
comme eux, originaire de la Mecque, et de ce qu'ils avaient abandonné leur
patrie, leurs proches et leurs biens, pour se porter au secours du
Prophète et de la religion nouvelle: il est normal, leur semble-t-il, que
le successeur du Prophète soit l'un d'entre eux.
Cet esprit de clan qui dominait les attitudes respectives les portait à
l'extrêmisme.73 Omar ibn al-Khattâb proposait la candidature d'Abou
Bakr qu'il faisait appuyer par un certain nombre de ses amis, n'hésitant
pas à user de la menace. Abou Bakr prit la parole disant: "Dieu a
envoyé Mohammad -que la paix de Dieu soit sur lui et sur ses descendants-,
comme envoyé à Sa création, et comme témoin contre Sa communauté, afin que
les hommes adorent Dieu en toute unicité. Alors qu'à part Dieu, ils
adoraient d'autres divinités multiples, prétendant qu'elles
intercèderaient pour eux auprès de Lui. Ces idôles n'étaient que pierre
taillée, et bois sculpté."
Il lut alors deux versets du Coran, le premier fut le verset 18 de la
Sourate Jonas (Younas): "Et ils adoremt, hormis Dieu, ce qui me leur
nuit pas et ce qui me leur est point utile, en disant: Voici mos
intercesseurs auprès de Dieu.", et le second, le verset 3 de la
Sourate Les Groupes (Az-Zumar): "Ceux qui omt pris des patrons
('awliyâ'), em dehors de Dieu, disent: Nous me les adorons que pour qu 'il
mous rapprochent tout près de Dieu."
Puis Abou Bakr continua ainsi: Il était très difficile pour les
Arabes de renoncer à la religion de leurs ancêtres. Cependant, Dieu a
accordé aux premiers Emigrés la faveur de croire dans le Prophète et dans
sa mission, de lui prêter secours et d'endurer avec lui, malgré les
vexations de leur peuple et les accusations de mensonge à leur
endroit.
Tous étaient contre eux, cherchant à'leur nuire. Ils furent les
premiers à adorer Dieu sur la terre, à croire en Dieu et à Son Envoyé. Ils
sont ses parents et sa Famille. Ils sont ceux qui ont le plus de droit sur
cette affaire, après lui. Seul un injuste pourrait le leur contester.
Quant à vous, les Ansârs, dont on ne peut nier le mérite dans la religion,
ni les services énormes rendus à l'islam, Dieu vous a agréés comme les
défenseurs de Sa religion et de Son Envoyé. Il se dirigea vers vous quand
il émigra; il choisit chez vous la plupart de ses épouses, et fit de vous
ses compagnons.
Pour nous, il n'y a personne -après les premiers Muhâdjirs (les
émigrés)- qui soit de votre rang. Nous sommes les chefs et vous êtes les
ministres! On ne cessera jamais de vous consulter, et nous ne dirigerons
pas sans vous!"
Puis al-Hubâb ibn al-Mundhir ibn al-Janrouch se leva et dit: "Ö
Ansârs! Ne comptez que sur vous-mêmes! Car vos opposants sont (comme) vos
prisonniers vivant à votre ombre! Personne -fut-ce le plus audacieux-
n'osera s'opposer à vous. Les gens ne pou rron t que prendre votre parti.
Vous avez la puissance et la richesse; vous avez le nombre et
l'expérience; la rigueur et le salut Tout le monde attend de voir ce que
vous allez faire. Ne divergez pas sinon votre position se distordra, et
l'affaire prendra un cours qui vous sera contraire. Et si ces hommes
refusent mes propos, qu'ils prennent un chef et que nous en prenions un
autre!"
Omar dit: "A Dieu ne plaise! Deux rois ne peuvent occuper un seul
trône! Par Dieu, Les Arabes n'accepteront pas de vous agréer comme chef,
alors que leur Prophète n'est pas de vous. Mais les Arabes ne
s'interdiront pas de confier leurs affaires à des hommes chez qui est
apparue la Prophétie, et auxquels appartient leur dirigeant. Nous avons à
ce sujet, et à l'encontre de tout opposant parmi les Arabes, la preuve
manifeste et la persuasion claire.
Qui nous disputera l'autorité de Mohammad et le domaine où s'exerçait
cette autorité, à nous qui sommes ses proches et sa famille, sinon un faux
contestataire, un malveillant ou un criminel!" al-Hubâb ibn al-Mundhir se
leva et dit: "Ô Ansârs! Défendez-vous, et n'écoutez-pas ce que dit cet
homme, ni ses amis, sinon ils vous dépouilleront de tout ce qui vous
revient dans cette affaire. S'ils refusent d'acquiescer à votre demande,
alors exilez-les, et emparez-vous du pouvoir! Car, par Dieu, vous avez
plus de droit qu'eux! C'est par vos épées que ceux qui n'avaient pas de
religion en ont aujourd'hui une."
Omar dit:
"Alors, que Dieu te tue!" Et ils se bagarrèrent… Abou 'Obeyda
dit alors: "Ô Ansârs! vous fûtes les premiers à défendre et à aider le
Prophète; ne soyez pas les premiers à changer et à bouleverser les
choses."74
Puis Bachir ibn Sa'd (un cousin de Sa'd ibn Ubâda qui était contre lui)
se leva pour approuver les paroles de Omar: "Ô Ansârs! Par Dieu, bien
que nous ayons eu quelque vertu à combattre les polyhéistes, et quelque
antériorité dans cette religion, nous n'eûmes d'autre intention en cela
que la satisfaction de notre Seigneur, l'obéissance à notre Prophète, et
l'acquisition de bonnes oeuvres pour nous-mêmes. Il n'est pas convenable
d'en tirer de l'orgueil devant les gens. Mohammad-que les salutations
divines soient sur lui et sur ses descendants-est de (la tribu de)
Qoreïch, et sa tribu a plus de droit sur lui que nous. Je souhaite que
Dieu ne me verra jamais en train de contester ce droit. Craignez Dieu, et
ne vous opposez pas à eux et ne leur disputez pas ce droit!"
Abou Bakr dit alors: "Voici Omar et Abou Obeyda! Prêtez serment
d'allégeance à celui d'entre eux que vous voulez!"
Ces deux derniers dirent: "Non, par Dieu, nous ne prendrons jamais
cette charge alors que tu es parmi nous. Tu es le meilleur des
Mudâjirouns, le "deuxième des deux, quand ils se trouvaient dans la
grotte" (Coran), et celui que le Prophète a désigné pour diriger la prière
en son absence. Or, la prière est ce qu'il y a de mieux dans la religion
des musulmans. Qui donc devrait avoir la précellence sur toi, et prendre
cette charge contre toi! Tends la main afin que nous te prêtions
allégeance!" Comme ils allaient lui prêter serment, Bachir ibn Sa'd se
hâta et les précéda. Il fut le premier à prêter serment à Abou Bakr.
Al-Hubâb ibn al-Mundhir l'interpela alors en ces termes:
"Ô Bachir, que tu sois abandonné des tiens! Quel besoin avais-tu de
faire ce que tu as fait? Voulais-tu par jalousie empêcher ton cousin
d'accéder à la charge de chef?" Il répondit: "Non, par Dieu! Non,
par Dieu! mais je détestais de contester aux gens un droit que Dieu leur a
reconnu."
Quand les gens de (la tribu de) Aws virent l'acte de Bachir ibn Sa'd,
ils se demandèrent s'ils ne valait pas mieux suivre son exemple, et
abandonner Sa'd ibn Ubâda, candidat du clan des Khazradji. "Les
Khazradji, dirent-ils, ne nous laisseront jamais une part de ce pouvoir;
levons-nous et prêtons serment à Abou Bakr!" Le projet des Khazradji
fut rompu. Il y eut mêlée pour saluer Abou Bakr, et l'on faillit écraser
Sa'd ibn Ubâda, gisant sur sa civière. Ses compagnons intervinrent pour le
protéger des coups.
Omar dit: "Tuez-le! Que Dieu le tue!" Abdurrahman ibn , Awf se leva
pour dire: "Ô Ansârs! Bien que vous ayez du mérite, il n'y a pas dans
vos rangs, des hommes pareils à Abou Bakr, Omar et Ali!" Al-Mudhir ibn
al-Arqam répondit: "Nous ne récusons pas le mérite de ceux que tu viens
de nommer! Il y a parmi eux un homme qui ne serait contesté par personne,
s'il demandait ce droit" (Il faisait allusion à Ali ibn Abi Taleb)75
Un groupe d'Ansârs cria alors: "Nous ne reconna î trons que Ali!"76
Omar relatant plus tard ce'fait dira: "Il y eut beaucoup de
confusion; les voix s'élevèrent au point que je craignis la division. J'ai
alors dit: "Ô Abou Bakr, tends ta main, que je te prête allégeance!"77
Abou Bakr tendit la main; Bachir ibn Sa'd précéda les autres et
s'empressa de lui prêter serment, puis Omar, puis ce fut le tour des
Muhâdjirouns, et puis celui des Ansârs.78 En ce moment Omar et Sa'd
ibn Ubâda se querellèrent. Abou Bakr intervint pour apaiser la
querelle. Sa'd ibn Ubâda dit à ses compagnons; "Faites-moi sortir de
cette place!" et ses compagnons l'emmenèrent chez lui!"79 Abou Bakr fut
ensuite accompagné jusqu'à la mosquée pour y recevoir l'allégeance
générale. Ali qui était encore occupé au service mortuaire du Prophète,
entendit l'appel à la prière s'élever de la Mosquée du Prophète et demanda
à son oncle al-Abbâs: "Que se passe-t-il?"
Et son oncle lui dit: "C'est horrible ce qu'ils sont. en train de
faire! Ne t'avais-je pas dit de tendre ta main afin que je te fasse
serment d'allégeance?" Ibn Ishâq rapporte d'après Anâs ibn Mâlek ce qui
suit: "Le lendemain de son investiture dans la Saqîfa (le jour-même de
la mort du Prophète, Abou Bakr prit place sur la chaire), Omar se leva et
ordonnat que les hommes se lèvent et viennent prêter allégeance un A un à
Abou Bakr. Après cette seconde cérémonie, les gens se rendirent auprès de
la dépouille du Prophète. Cela se passait un mardi. On avait déposé le
corps du Prophète sur son lit. Puis, par groupes successifs, les gens
vinrent prononcer des prières sur lui." 80 Abou Bakr et Omar n'ont pas
assisté à l'enterrement du Prophète."81
*
Ali, Abou Dharr, al-Miqdâd, Selmâne, Talha, Zubayr, Hodheïfa ibn
al-Yamâne, Ubayy ibn Ka'b et d'autres semblables, n'avaient pas pris part
à la. réunion dans la Saqîfa. Parmiles Muhâdijirouns, il n'y avait qu'Abou
Bakr, Omar et Abou Obeyda, et quelques autres selon certaines
traditions: N'était-il pas nécessaire qu'on appe1ât les grandes
personnalités présentes à Médine pour participer à la réunion, et entendre
leurs avis sur cette question fondamentale?
Etait-il normal de considérer que cette réunion qui excluait les
compagnons les plus éminentes pouvait siéger validement et décider du
destin des musulmans? Il est évident que l'investiture d'Abou Bakr fut
improvisée, hâtive, et par conséquent forcée, puisqu'on ne donna pas le
temps aux hommes -Présents ouabscents- d'approfondir leurs réflexions, et
de choisir en toute clarté.
C'est ce qui fera dire à Omar plus tard: "L'investiture d'Abou Bakr
fut une erreur. Dieu nous a préservé de ses mauvaises conséquences... Si
plus tard quelqu'un vous invite à prendre une telle décision et agir de la
sorte, tuez-le."82
*
Cela dit, la désignation du deuxième calife par le premier, nous montre
que la thèse de la désignation du calife par élection, après la mort du
Prophète, était sans fondement. Aucun texte prophétique n'en atteste la
validité. S'il en était autrement, on n'aurait pas suggéré au premier
calife de désigner lui-même nommément son successeur, afin d'épargner à la
communauté les vagues de la sédition et de la corruption, après sa
mort.83
Abou Bakr lui-même avait dit: "Si Abou Obeyda était encore vivant,
il aurait été le plus qualifié pour cette charge, car j'ai entendu le
Prophète dire à son sujet: "Il est le garant de cette Communauté!" et si
Sâlem, le maître d'Abou Hodheï fa était vivant, il aurait lui aussi été le
plus qualifié pour cela, car j'ai entendu le Prophète dire à son propos:
"Il est un ami de Dieu!"84
Comment ont-ils pu dire alors que l'Envoyé de Dieu n'a choisi personne
comme son successeur avant sa mort? D'autre part, le choix du troisième
calife, n'avait pas été fait conformément à une règle coranique ou
prophétique, et ne s'appuyait pas non plus sur la "vox populi"; et s'il
appartenait au calife de désigner de son vivant, son successeur, pourquoi
a-t-il délégué cette charge à un Conseil de six personnes?
Si le choix de l'imam était un droit de la communauté, en vertu de quel
argument religieux, le deuxième calife lui a-t-il enlevé ce droit? Plus
encore, devrait-il se permettre de remettre ce droit dans les mains des
six personnes qu'il avait choisis lui-même et qui ne pouvaient par
conséquent pas être les représentants du peuple? Le Coran
n'ordonne-t-il pas au Prophète même de consulter ses Compagnons?85
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