CHAPITRE 9
Des arguments sans valeur
L'ambiance qui régnait dans la Saqîfa (salle de réunion) de Banou
Sâ'ïda était telle que même les médiateurs les mieux intentionnés
n'auraient pas pu faire triompher la vérité qui se trouvait alors
écartée.
Les protagonistes n'appuyaient pas leurs revendications sur des
arguments tirés du Coran et de la Sunna. Loin de là, chacun tentait de
faire valoir ses prétentions par des discours et des manoeuvres purement
profanes, n'invoquant nullement une autorité de religion, n'exhortant même
pas à la piété et à la dignité. Il n'y avait pas un seul homme qui pût
se prévaloir d'une connaissance profonde de l'islam, d'une perfection
morale et religieuse, lui permettant d'exercer à bon droit la charge de
chef des musulmans. Il y avait bien entendu quelques hommes qui
jouissaient d'antécédents louables en tant que compagnons du Prophète mais
cela ne les habilitait pas à faire acte de candidature à la charge
suprême.
Les propos échangés entre les compagnons étaient blâmables, et ne
témoignaient d'aucun respect mutuel; ils laissaient éclater au grand-jour
des haines enfouies, des rivalités tribales que l'on croyait éteintes, des
désirs de vengeance impitoyables. Tout cela était indigne d'un
Croyant. Sa'd ibn Ubâda, chef des Ansârs s'adressa ainsi à ses
partisans: "Ô vous les Ansârs, vous avez des antécédents dans la
religion; et un mérite dans l'islam auxquels ne peut prétendre aucune
autre tribu arabe.
L'Envoyé de Dieu a vécu parmi les siens pendant plus de dix ans, les
appel ant au culte du Miséricordieux, et à se débarrasser de l'idolâtrie,
mais peu de gens de son peuple ont cru en lui. Mais, j'en j'ure par Dieu,
ils ne pouvaient ni défendre l'Envoyé de Dieu et connaître sa Religion, ni
assurer leur propre défense- jusqu'à ce que Dieu voulut vous privilégier,
vous amenant l'honneur, et vous accordant Sa faveur spéciale, en vous
donnant la.foi en Lui et en Son Envoyé, pour aller à son secours et
ausecoursde ses compagnons, et pour renforcer sa religion, et combattre
Contre Ses ennemis.
Vous étiez plus durs que tout autre, envers celui d'entre vous qui ne
le suivait pas, et plus résolus que tout autre contre ses ennemis, jusqu'à
ce que tous se soient ralliés à la cause de Dieu, de gré ou de force..."
Sa'd conclut ainsi son discours: "Unissez-vous donc pour vous
emparer de la succession (du Prophète), car vous en êtes les plus dignes
des hommes, et les mieux placés pour cela."86
Au lieu de s'attacher à définir les critères de compétence religieuse,
de savoir et de vertu à requérir du successeur du Prophète -Imam ou
calife- les compagnons présents dans la Saqîfa des Banou Sâ'ïda se
limitaient aux critères anciens du tribalisme arabe: la puissance du clan,
la richesse, disant par exemple: "Vous êtes des gens puissants et
détenteurs de grandes richesses, vous êtes plus grands en nombre, et mieux
préparés. Tout le monde attend de voir ce que vous allez faire."87
Omar ibn al-Khattâb s'adresse ainsi à son favori Abou Bakr: "Tu es
plus digne que nous de cette charge. Tu es le plus ancien, parmi nous, des
compagnons du Prophète, et le meilleur d'entre nous en richesse."
Chacun rivalisait avec son voisin, non pas dans la piété et la
religion, mais dans la richesse et dans la force du clan. Ils se
montraient réfractaires à toute idée d'un pouvoir entièrement bâti sur la
nouvelle religion. Quant à comprendre l'impeccabilité du Prophète et la
nécessité pour son successeur d'être également sans faute, pour pouvoir
hériter de la charge de chef de la communauté musulmane, cela était une
chose que l'on ne pouvait plus attendre de ces bédouins que l'islam
n'avait pas entièrement pénétrés.
C'est une chose qu'humainement parlant on ne peut leur reprocher. Mais
on peut par contre les blâmer du peu de souci qu'ils ont eu d'asseoir le
gouvernement c alifal sur des bases plus solides. Plus tard, même Omar
regrettera -comme nous l'avons déjà ci té- la hâte que l'on mit pour
désigner Abou Bakr à la succesSion du Prophète.
Abou Bakr dira lui-même de son investiture: "Ô gens! J'ai été
désigné comme votre chef et je ne suis pas le meilleur d'entre vous si je
fais une bonne chose aidez-moi, et si je fais du mal, corrigez-moi!"88
Personne n'a ignoré le rang et la valeur de Ali ibn Abi Tâleb. Dans
son commentaire du Nahdj al-Balâgha, Ibn abi al-Hadid rapporte la réponse
de Omar ibn al-Khattâb à Abdallah ibn Abbâs qui lui avait parlé de Ali, de
son grand mérite, de ses antécédents, de ses combats pour l'islam, de sa
parenté avec le Prophète et de son savoir: "J'en jure par Dieu que si
ton ami (Ali) détendait le pouvoir, il conduirait les gens vers le Livre
de Dieu et la Tradition du Prophète et leur montrerait la voie du
salut."89
Ibn Qotayba rapporte une discussion qui eut lieu entre Ali et les
partisans d'Abou Bakr, Ali refusant de prêter allégeance au premier
calife. Ali dit: "Je suis plus digne de cette charge que vous; et il
vous incomble plutôt A vous de me prêter allégeance." Omar lui
répondit: "On ne te laissera pas partir avant de prêter allégeance..."
Ali dit: "J'en jure par Dieu, Omar, que je n'accepte pas tes propos,
et que je ne prêterai pas serment"
Alors, Abou 'Obeyda ibn al-Jarrâh dit à Ali: "Ô mon cousin! Tu es
jeune, et ces gens-ci sont les plus vieux de ton peuple, tu ne possèdes
pas leur expérience ni leur connaissance des affaires. Je pense qu'Abou
Bakr est bien plus fort que toi, plus apte et plus résistant Confie-lui
cette affaire. Si tu restes en vie longtemps, tu sera certes doté du
caractère requis pour cette charge, puisque tu en es l'ayant-droit, par ta
vertu, ta religion, ta science, ta perspicacité, ton passé, ta lignée, ton
mariage."90
Le Cheikh Tabrassi rapporte les mêmes faits et ajoute que Ali prononça
ensuite ces paroles:
"Ô vous les Ansârs et les Muhâdjirouns! Je vous en conjure par Dieu,
n'oubliez pas la promesse que vous avez donnée à votre Prophète à mon
sujet. Ne faites pas sortir l'autorité de Mohammad de sa demeure et du
fond de sa maison, pour la mettre dans vos demeures et vos maisons! Ne
repoussez pas les siens, et ne les empêchez pas d'hériter de ce qui lui
revenait et de son rang, parmi les gens.
Par Dieu, ô vous qui êtes ici réunis, Dieu a jugé et tranché. Et Son
Prophète sait mieux que quiconque, et vous-même savez, que nous autres,
les Gens de da Maison, sommes plus dignes de cette charge que vous tous.
C'est parmi nous que se trouve celui qui connaît le Livre de Dieu, le
docteur dans la religion de Dieu, celui qui est informé de tout ce qui
concerne les besoins des administrés.
Ne suivez donc pas vos passions, sinon vous vous égarerez encore plus
du droit, et vos actions passées seront dégradées par vos actes
actuels."91 Abou Dharr était absent de Médine, à la mort du
Prophète. En y rentrant, il apprit qu'Abou Bakr avait été désigné comme
successeur du Prophète. Il dit alors: "Vous avez opté pour ce qui vous
satisfait, et vous avez obtenu peu de chose. Mais vous avez perdu en
abandonnant la parenté. Si vous aviez confié l'affaire aux Gens de la
Maison de votre Prophète, il n'y aurait jamais eu de contestation contre
vous."92
Des propos similaires, tenus par al-Miqdâd ibn Amru et Selmâne
al-Fârissi ont été rapportés par les historiens.93 Le grand penseur
sunnite ibn abi al-Hadid mentionne également les vers que prononça
Musattah ibn Uthâtha, devant la tombe de l'Envoyé de Dieu.
"Il y eut, après toi bien des divagations. Si tu en avais été
témoin, nul besoin de discours! Nous t'avons perdu, comme la terre qui
perd la pluie. Ton peuple s'est égaré; Vois-le qui connaît la
déroute!"
*
C'est dans cette ambiance de contestation de l'autorité d'Abou Bakr que
Ali a prononcé ces paroles de prière, s'adressant au Seigneur des
mondes. "Mon Dieu, Tu sais que ce que nous avons voulu faire n'est pas
une course au pouvoir, ni la convoitise de quelque bien périssable, mais
seulement une volonté de restaurer les emblèmes de T a religion, de
rassurer ceux de Tes serviteurs qui subissent l'injustice, et d'appliquer
ceux de Tes commandements qui ont été abandonnés."94 S'il existe dans
la Oumma de l'islam, un homme infaillible, parangon de vertu et de piété,
désigné par le Prophète lui-même pour diriger les musulmans après sa mort,
quel crédit et quelle utillité pourrait représenter un Conseil
consultatif? Personne ne s'imaginait, que de son vivant, le Prophète
devait se charger seulement de la direction religieuse, et laisser la
fonction religieuse à un autre homme qui serait par exemple élu par les
habitants de Médine.
Pourquoi alors il en serait autrement après la disparition de l'Envoyé
de Dieu? En présence des héritiers légitimes du Prophète, de ceux qu'il
a désignés nommément comme chefs de la Communauté après lui, en raison non
pas d'un privilège familial, mais d'un ordre divin, avait-on le droit,
d'aller quérir un chef qui reconnaît publiquement ses limites, et qui ne
remplit aucune des conditions requises pour le califat divin?
Le Cheikh Suleymân al-Hanafi rapporte qu'un jour Abdullah ibn Omar, le
fils du deuxième calife, énumérait ainsi les compagnons du Prophète: "Abou
Bakr, Omar, Othmân, etc..." Un homme se leva et dit: "Et que fais-tu
de Ali?" Abdullah répondit: "Ali fait partie des Gens de la Maison, On
ne peut le comparer à personne, il est au même degré que l'Envoyé de Dieu,
car Dieu dit: "Quant à ceux qui ont cru, et qui ont été suivis dans
leur toi par leur progémiture, Nous les faisons suivre (au Paradis) de
leur progéniture."95
Coran, sourate La Montagne (At-Tûr), verset 21
Or, Fâtima est avec l'Envoyé de Dieu et Ali est avec eux. En admettant
le bien-fondé de l'argument des Emigrés au jour de la Saqîfa, la priorité
reviendrait encore à Ali ibn abi Taleb. Car il fut le premier à entrer
dans l'islam et dans l'imâne (degré supérieur de la foi), a un moment
difficile où aucun membre du clan du Prophète ne s'était rallié à lui. Ali
a été pris en charge par le Prophète dès son enfance; il a grandi sous ses
yeux, et a recu de lui toute son éducation.
*
Lorsque nous nous rapportons à l'Histoire, la constatation que l'on
peut faire, est que la tribu de Qoraych ne nourrissait pas les meilleurs
sentiments envers les Banou Hâchim. Et cela pouvait se constater du vivant
même du Prophète, où certains Qoraychites n'hésitaient pas à calomnier des
membres du clan des Banou Hâchim, blessant ainsi les sentiments de
l'Envoyé de Dieu.96 Ils ne pouvaient pas se faire à l'idée que la
succession du Prophète puisse demeurer à jamais dans son clan.97
Dans son Târikh, al-Ya'qûbi rapporte une discussion qui
a eu lieu entre Ibn Abbâs et Omar ibn al-Khattâb. Ce dernier a
affirmé: "J'en jure par Dieu que ton cousin Ali ibn Abi Tâleb est bien
l'homme le mieux placé, le plus compétent, pour succéder au Prophète,
mais, a-t-il ajouté, les gens de Qoraych ne le voudraient pas car ils ne
supporteront pas les rigueurs qu'il leur imposera en tant que leur chef,
et ils violeront sans tarder leur serment d'allégeance."98
Ibn al-Athîr rapporte le même fait dans son ouvrage al-Kâmil.99 Le
Prophète avait prédit les actes de Qoraych envers sa Maison: "Les Gens
de ma Maison subiront après moi un malheur, un ostracisme, et un
abandon."100
Et, non sans amertume, il avait dit à Ali: "Certains éprouvent
envers toi une grande haine qu'ils ne te révèleront qu'après ma mort."101
Ali lui-même déclare dans le Nahdj al-balâgha: "Mon Dieu, je
Te demande d'être l'ennemi des Qoraychites et de ceux qui leur viennent en
aide. Ils ont boycotté les miens, et... se sont rassemblés pour me
contester un droit auquel j'étais le plus digne de prétendre... Je n'ai
plus que la patience." Dans le livre Yanâbi'al-Mawadda, est
rapportée cette autre parole de Ali: "Tout le ressentiment que
nourrissait Qorayche envers le Prophète, elle le nourrit aujourd'hui
contre moi; et elle le montrera à l'égard de mes enfants..."102
*
Lors de la querelle qui opposa les Qoraychites et les Ansârs au sujet
de la succession, les Qoraychites ont défendu leur position avec cet
argument qu'ils sont du même arbre généalogique que le Prophète de Dieu.
Apprenant cela, Ali le commenta ainsi: "Ils se sont appuyés sur
l'arbre, mais ils ont perdu de vue le fruit"103
Dans le Nahdj al-Balâgha, Ali a défendu avec une grande
éloquence sa position, en rappelant qu'il fut pris en charge par le
Prophète dès sa tendre enfance. Il reçut du Prophète, toute l'attention et
les soins d'un père. "Je le suivais comme suit sa mère un jeune
chameau. Il m'incitait à le prendre pour exemple, m'enseignant la sagesse.
Et quand il s'isolait à Hîra, chaque année, j'étais le seul à pouvoir le
rencontrer. En ce temps-là il n'y avait dans le foyer de l'Islam que
l'Envoyé de Dieu, son épouse Khadidja, et moi-même le troisième. Je
vivais dans la lumière de la Révélation, et le baume de la
Prophètie..."104
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