CHAPITRE 11
Le Chiisme à travers
L'Histoire
De nombreuses théories ont été élaborées par les spécialistes pour
expliquer les origines du chiisme,les causes de son
apparition. Beaucoup de ses théories sont entachées de subjectivisme ou
de parti-pris. Pour certains le chiisme est apparue après la mort du
Prophète, plus exactement au moment où les compagnons eurent à se
prononcer au sujet de Sa succession.
"Un groupe de Muhâdjirouns (Emigrés originaires de la Mecque) et de
Ansârs (musulmans de Médine) se sont abstenus de prêter allégeance à Abou
Bakr, et se montraient favorables à l'investiture de Ali lbn Abi Tâleb.
Parmi eux, il y avait al-Abbâs ibn Abd-ul-Muttalib, al-Fadhl ibn al-Abbâs,
al-Zoubeyr ibn al-'Awwâm, Khâled ibn Saï'd, al-Miqdâd ibn Amrû, Selmân
al-Fârissi, Abou Dharr al-Ghiffâri, Ammâr ibn yasser, al-Barrâ ibn al-Azib
et Ubayy ibn Ka'b." 106
D'autres inclinent à penser que le chiisme est apparu sous le califat
même de Ali Ibn Abi Tâleb; et d'autres situent sa naissance quelques temps
plus tôt, à l'époque du règne de Othmân. Certains avancent aussi que le
chiisme a été fondé par Ja'far al-Sâdiq, descendant de l'Imam Ali, et
lui-même sixième imam pour les chiites. Il y a des gens qui ont ajouté
foi à l'idée que le chiisme à été inventé par les iraniens pour se venger
des arabes, et qu'il n'a par conséquent que des causes politiques.
D'autres considèrent que le chiisme est inhérent à la société, et qu'il
se propage en raison des développements qui interviennent dans la société
musulmane, au cours des âges. La thèse la plus excentrique, mais qui a
longtemps passé pour la thèse quasi-officielle, du moins aux yeux des
non-chiites, est celle qui fait du chiisme le produit de la pensée d'un
personnage illusoire appelé Abdullah ibn Sabâ'. La critique moderne a
largement contribué au rejet de cette thèse en en montrant les faiblesses,
et en démontrant l'inexistence historique du personnage, simple création
imaginaire manipuléepar les ennemis du chiisme en vue de le
discréditer.
Le Dr Tâhâ Hussein, le grand penseur égyptien, écrit: "Ce que
prouve, pour le moins, l'indifférence des historiens à l'égard de la
Sabâ'iyya et d'ibn Sawdâ la bataille de Siffîn, est que cette question de
la Sabâ'iyya et d'ibn Sawdâ'(autre nom d'ibn Sabâ), avait été forgé plus
tard, lorsque la dispute est née entre les chiites et les autres sectes
musulmanes. Les adversaires du chiisme voulaient y introduire un élément
judaïque, pour comploter contre lui et lui porter atteinte.
Mais si ce personnage d'Ibn al-Sawdâ avait quelque authenticité, et
quelque réalité historique, il aurait été normal et logique que son action
eût un effet pertinent dans cette bataille complexe qui eut lieu à Siffî
n, et on en aurait retrouvé un effet dans la discorde qui survint entre
les compagnons de Ali, et qui les divisa pour toujours, au sujet du
gouvernement des musulmans." 107
Le docteur Muhammad Kurd Ali, écrit ce qui suit: "Ce qu'enseignent
certains auteurs à savoir que l'origine du chiisme consiste dans une
innovation introduite par Abdullah ibn Sabâ, connu sous le surnom d'Ibn
al-Sawdâ', est pure imagination, une preuve d'ignorance de la doctrine du
chiisme. Quiconque apprend le rang qu'occupe ce personnage chez les
chiites, qui le désavouent complètement, constatera l'unanimité de son
rejet par les savants chiites. Mais il ne fait aucun doute que le berceau
du chiisme fut le Hidjaz, pays natal de l'Imam Ali.
Le chiisme y était faible extérieurement, mais bien ancré dans les
coeurs. Puis, il trouva à se répandre plus facilement en Irak sous le
califat d'Ali ibn Abi tâleb."108 Quant à Ali al-Wardi, professeur à
l'Université de Baghdad, il s'interroge:
"Ibn Sabâ avait-il jamais eu une existence concrète ou bien n'est-il
qu'un mythe? C'est une question qui revêt une grande importance aux yeux
de quiconque cherche à s'instruire ou à enquêter au sujet de l'histoire de
la société musulmane. J'affirme qu'Ibn Sabâ, dont on dit qu'il fut le
moteur de la sédition est un personnage irréel; il semble même que ce
personnage étrange a été imaginé de façon délibérée. Même le Prophète
fut accusé par ses compatriotes qoraychites d'avoir reçu un enseignement
de la part d'un chrétien nommé "Jabr", et de se contenter de
répéter ces enseignements."109
D'autres chercheurs avancent cette thèse que le chiisme remonte à
l'époque même du Prophète, et qu'il doit sa naissance à la volonté
expresse de ce dernier. Un célèbre hérésiographe musulman, al-Hassan
ibn Moussâ al-Nawbakhti, écrit dans son livre al-Maqâlât Wal Firaq
(les opinions et les sectes): "la première des sectes (au sein de
l'islam) est la chi'a (le chiisme). Il s'agit de la secte de Ali
ibn Abi Tâleb, dont les compagnons furent surnommés chi'a tu Aliyyin (les
partisans de Ali) à l'époque de l'Envoyé de Dieu et après sa mort. Ils
étaient connus pour leur attachement à lui, pour la reconnaissance de son
rang d'Imam. Parmi eux, il y avait: al-Miqdâd ibn al-Aswad al-Kindî,
Selmân al-Farssi, Abou Dharr al-Ghiffâri, Ammâr ibn Yasser.
Tous ces gens l'aimaient, lui vouaient obéissance, et le considéraient
comme leur chef. Ils furent les premiers à être désignés comme chiites
dans cette communauté. Car le nom de "chiites" est très ancien; il y a les
chiites de Noé, d'Abraham, de Moïse, de Jésus et des autres prophètes.110
Les auteurs chiites insistent sur ce point, et font
mention de plusieurs traditions prouvant que le premier transmetteur de
l'islam -le Prophète- avait déjà donné le nom de "chiites" aux partisans
de Ali.
Des commentateurs du Coran et des traditionnistes sunnites ont rapporté
ce qui suit au sujet des circonstances dans lesquelles fut révélé le
verset coranique: "Ceux qui ont cru et fait des bonnes actions,
ceux-là sont les mneilleurs de la Création."
Coran, sourate La Preuve (al-Bayyina), verset 7
Al-Hafedh Jamâl-ad-D î n al-Zarand î considère comme authentique la
tradition rapportée par Ibn Abbâs selon lequel lorsque ce verset fut
révélé, le Prophète aurait dit à Ali: "Il s'agit de toi et de ta Ch
i'a; tu viendras toi et tes chiites, au jour de la Résurrection,
satisfaits et agréés; puis, viendront tes ennemis, humiliés et objets de
la colère divine."111 Tabari, célèbre historien et commentateur du
Coran, écrit à la suite de son commentaire du verset
ci-dessus: "L'Envoyé de Dieu fut le premier à avoir employé le terme
(de chiites) pour désigner les compagnons de Ali.
*
Nous sommes ainsi amenés à en déduire que le chiisme procède du coeur
même de l'islam, qu'il est l'islam lui-même. Il a été baptisé par l'Envoyé
de Dieu lui-même. Et si parfois on lui ajoute le qualificatif de
"Ja'farite" dans l'expression "chiisme Ja'farite", c'est en raison des
efforts inestimables que déploya, le sixième imam, Ja'far al-Sâdeq, pour
propager la culture islamique et chiite, mettant à profit les
circonstances politiques exceptionnellement propices, et pour combattre
les idées pernicieuses qui commençaient à voir le jour dans la pensée
musulmane, en particulier dans le droit musulman.
L'écrivain égyptien Muhammad Fekrî Abou Nasr évoque en ces termes
l'identité du chiisme: "Les chiites n'ont aucune relation avec la
doctrine d'Abou-l-Hassan al-Ach'arî, dans le domaine des principes de la
religion (Ossûl) et aucune relation avec les quatre écoles
(sunnistes) dans le domaine des applications, pour la raison que la
doctrine des imams chiites est plus ancienne que toutes les autres écoles.
Elle est par conséquent plus fiable et plus sûre, et plus digne d'être
suivie que tous les autres rites. Elle est plus digne d'être suive parce
que la porte de l'Ijtîhâd (c'est-à-dire de l'effort indépendant
d'interprétation des textes scripturaires en vue de dégager des
prescriptions et avis juridiques) y est ouverte jusqu'à la fin des temps.
Enfin, cette doctrine a été conçue et élaborée à l'abri de toute
manipulation politique."112
Le professeur Abou-l-Wafâ al-Ghanîmî al-Taftâzânî écrit dans le livre:
Ma'a Ridjâl-el-Fikr fi-l-Qâhera (Aves les intellectuels de Caire):
De nombreux chercheurs, aussi bien en Orient qu'en Occident, de nos
jours et dans le passé, ont porté des jugements erronés sur le chiisme,
jugements ne s'appuyant nullement sur des preuves et témoignages dignes de
foi. Certains gens ont discuté, entre eux, à propos de ces jugements sans
jamais s'interroger sur leur véracité. La principale cause de
l'impartialité à l'égard du chiisme, de la part de ces chercheurs,
consiste dans l'absence de toute référence à des sources chiites, et dans
l'acceptation irréfléchie des thèses de leurs adversaires."113
Nous voyons bien qu'il ne s'agit plus de recherche de la vérité et de
la science, mais d'une tentative délibérée de semer la discorde entre les
musulmans. Au lieu de donner la priorité à l'islam, au Coran et à la Qibla
(direction de la prière vers la Mecque, de tous les points du monde), ces
gens s'emploient à semer la zizanie, inconscients qu'ils sont en train de
saper les fondements de l'islam.
*
Précisons ici quelques points de ce qui précède: Lorsque nous disons
que le Prophète a employé le terme de "chiites" au sujet des
partisans de l'Imam Ali, il ne faut pas entendre par là que les chiites
étaient une secte parmi d'autres sectes de l'islam. Cela ne pouvait
désigner qu'une élite, c'est-à-dire un groupe de gens qui s'étaient
distingués par leur foi, leur quête de science, leur amour pour le
Prophète et sa Famille, et comme Ali en était le molèle même, le Prophète
les a appelés partisans de Ali, Chi'atu Ali.
Les chiites n'ont constitué une secte à part qu'après la disparition du
Prophète, lorsqu'ils durent, dans l'intérêt de l'islam, désavouer
certaines innovations introduites par des compagnons du Prophète,
compagnons dont le mérite s'est du même coup dégradé.
Les chiites ne pouvaient pas se taire indéfiniment Le plus grand
sacrifice qui fut consenti par des hommes pour sauver l'Islam, eut lieu à
Karbala, le jour où l'Imam Hussein et ses compagnons affrontèrent les
troupes de la sédition omeyyade. Le sacrifice de Hussein permit de
réveiller de leur léthargie de nombreux musulmans, et grâce à lui, le
chiisme allait recevoir des énergies nouvelles.
*
Dans l'assemblée de la Saqîfa, où s'étaient réunis les compagnons du
Prophète pour désigner son successeur,les chiites ont fait entendre leur
voix; ils ont refusé de prêter allégeance au candidat Abou Bakr. Ils ont
rappelé les nombreuses occurences où le Prophète avait désigné Ali comme
son successeur. Et ils ont refusé de se rallier à la majorité, car on ne
peut décider d'un principe religieux par la majorité.
Après la mort du Prophète, la question principale fut de désigner un
chef pour les musulmans, au sens habituel du mot, et non un imam, au sens
spécifique d'héritier de la science prophétique ayant à sa charge de la
défendre et de la transmettre. Dans l'assemblée de la Saqîfa, on ne parla
pas d'imamat, mais seulement de désigner un chef à la communauté. Ceux
qui aspiraient à cette charge n'osaient pas se nommer immamn, sachant tout
ce que ce terme implique, et n'ignorant pas qu'il était réservé à Ali.
Mu'awiyya sera le premier à se donner le titre d'imam!
Même dans les livres sunnites, on parle de califes, mais dès qu'il
s'agit de Ali et de ses enfants Hassan et Hossein, on emploie le terme
d'imam. Dans les livres de politique et de théologie dogmatique, on parle
d'imam et non de calife.
*
Le Prophète de l'islam recevait la révélation coranique et la
transmettait aux gens. Mais il avait aussi la fonction d'organiser la vie
sociale, politique et privée des gens conformément aux enseignements
divins. Il était par conséquent un chef politique, responsable de
l'exécution des lois religieuses. Il désignait les gouvernants, les juges
et les commandants de l'armée. Il distribuait les richesses, les prises de
guerre, levait l'impôt et en affectait les recettes conformément à la
volonté divine et rendait la justice.
Les musulmans observaient les faits et gestes de l'Envoyé de Dieu et
ils n'ont pas tardé à se rendre compte que ces faits et gestes
expliquaient le Coran, le rendaient plus facile à comprendre. En la
personne du Prophète, se réunissaient les trois pouvoirs: il était la
source de la Loi, la source de la Justice, et le chef de
l'exécutif. Après sa mort, ce qui sera la cause de contestation, de
querelle et même de guerre entre les musulmans, ce sera la divergence au
sujet de sa succession, non en tant que Prophéte, mais en tant que chef de
la communauté musulmane.
Ceux qui ont voulu accéder à la direction des affaires des musulmans,
ne prétendaient nullement avoir une fonction prophétique; ils ne
réclamaient même pas le titre d'imam. Ils affirmaient tout au plus leur
volonté de prendre en main les rênes du pouvoir et de l'administration des
affaires des musulmans, de peur de voir la société musulmane se disloquer,
et les arabes à leurs superstitions.
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